De l'écriture en fragments, des aphorismes à la manière de la tradition philosophique antique, c'est ce que révèle la lecture du « Livre de l'oubli » de Bernard Noël traduit en arabe par Mohammed Bennis. Ces fragments, une méditation sur un monde de l'oubli, monde mystérieux dont la nature est de passer inaperçu mais qui n'en existe pas moins de manière forte et déterminante. Surtout pour l'exercice de l'écriture, la création au sens propre du terme alors que l'écriture attachée à la mémoire ne fait que reproduire ce qui existe déjà. L'oubli est un monde en strate où rien ne se perd. C'est tout un univers que le poète entreprend de découvrir, de décrire, de disséquer. Ces fragments consistent en des notes écrites en 1979 qui ne sont publiés qu'en 2012. L'échange entre le poète marocain Mohamed Bennis et le poète français Bernard Noël est particulier. Il se traduit par le passage de la poésie de l'un et de l'autre, d'une langue à l'autre, arabe et français. De la traduction à quatre mains ? Plutôt un compagnonnage pour faire circuler la création poétique d'une rive à l'autre, d'une langue à l'autre. Ainsi en 1998 parait une somme de poèmes de Bernard Noël traduits en arabe « Hasiss al hawa' » (éditions Toubkal, 446 pages) une traduction de Mohammed Bennis. Ensuite il y eut des traductions par Bernard Noël de recueils de poèmes de Mohammed Bennis avec la collaboration de ce dernier : « Le Don du vide » (Editions Escampette, 1999), « Le Livre de l'amour » (éditions Al Manar 2008), « Vers le bleu » (Maison de la poésie d'Amay Belgique, 2012), « Lieu païen » (éditions L'Amourier, 2013) et enfin « Le Livre de l'oubli » de Bernard Noël traduit en arabe par Mohammed Bennis. Bernard Noël s'avère un passeur de la poésie marocaine avec autre poète marocain Abdallah Zrika et la traduction de l'arabe au français du recueil « Insecte de l'infini » (éditions La Différence, 2007). La participation de Bernard Noël au festival international de la poésie à Casablanca en 2002 n'est passée inaperçue. « Le livre de l'oubli » (éditions Toubkal, Casablanca 2013), dans une belle traduction de Bennis, ouvre le champ sur des questionnements essentiels, universels sur l'écriture, la mémoire, la création. D'un bout à l'autre les fragments sont traversés par le paradoxe. Communément le mot oubli fait référence au monde où les plaies se cicatrisent, les stigmates se complaisent sous les dictames. C'est la fuite légitime de la douleur en quelque sorte, douleur de deuil de perte de proches, souffrances d'amour contrarié, regret, de remord etc. C'est là le concept de l'oubli le plus communément partagé. C'est bien loin de cette notion que se place le cheminement poétique du livre de Bernard Noël. Rien à avoir non plus semble-t-il avec l'écriture automatique expérimentée par les surréalistes dans la perspective de faire émerger au grand jour la vie en retrait tapie dans l'ombre de l'inconscient surtout personnel tout ce monde d'images, de sentiments, de pulsions, de désirs mis sous scellés par refoulement selon la théorie psychanalytique. Dès les premières pages le poète nous fixe définitivement là-dessus : « Le territoire de l'oubli ne se confond pas avec celui de l'inconscient lequel se compose bien d'oublié mais d'un oublié entièrement particulier, personnel. L'inconscient n'est que la couche superficielle de l'oubli car l'oubli n'a pas été oublié que par moi. Il faut imaginer l'oubli à l'échelle de l'espèce – l'oubli comme inconscient de l'espèce, un inconscient stratifié dans le système nerveux, dans le cerveau. Le corps est un terrain archéologique mais comment le fouiller ? ...» On dirait que le poète désigne l'oubli au niveau de l'espèce humaine sans distinction de civilisation ou de race pour pointer du doigt la part d'ignorance inscrite dans l'universel, la part d'ombre de quoi inciter à plus d'humilité, plus d'attente et de contemplation, plus sagesse ? L'oubli dont parle le poète aurait plutôt à voir un peu avec la même notion relevée par l'autobiographie de Mohamed Berrada « Le Jeu de l'oubli » qui veut que l'écriture du texte permette de faire surgir la langue parlée et tout ce qu'on croyait définitivement effacée dans un oubli irrémédiable. Sauf que l'oubli dont parle Bernard Noël n'a rien à voir avec la mémoire. « La mémoire ne mène pas loin ; l'oubli mène au plus loin, vers un là-bas qui est aussi ce qui vient » L'écriture soumise à la mémoire ne fait que reproduire ce qui est tandis que quand elle se dirige vers l'oubli elle invente. Plus loin le poète précise que « la mémoire par rapport à l'oubli est comme le visible par rapport à l'invisible, pas un autre monde mais plutôt le même monde dont une partie cache ce qui est là-bas devant. Le premier niveau crève les yeux au point qu'ils ne voient pas plus loin. » La mémoire a joué un rôle essentiel pour les diverses civilisations en faisant appel aux arts de la mémorisation qui deviennent obsolètes avec l'entrée en scène de l'écriture et l'imprimerie. Il a fallu des siècles nombreux pour le passage de la lecture orale à l'écriture mentale et de faire de l'écriture une activité non d'enregistrement mais plutôt d'invention au sens d'archéologie c'est-à-dire la découverte. Mais où explorer sinon dans l'oubli ? Seulement l'écriture a été mise au service des documents, du commerce, de l'information ou du réalisme. De ce fait elle serait menacée de ne plus être autre chose qu'un produit de consommation et jamais elle n'aurait été à ce point dans le besoin de se tourner vers l'oubli inépuisable ». Il semble que l'oubli ici soit donc la pièce maitresse se trouvant au fondement de toute création. L'oubli, c'est ce qui permet l'accomplissement du mystère de l'écriture « dont l'exercice pourvu qu'il soit débarrassé d'intention, fait surgir et s'exprimer des éclats de l'immense dépôt commun que notre langue recueille depuis toujours » notre Bernard Noël en ajoutant : « Aucune parole n'est perdue mais toutes sont oubliées en attendant que nous reviennent par l'écriture des parties impersonnelle de ce que nous savons sans le savoir»