L'apparition, durant le XXe siècle, au Maroc d'une forme nouvelle d'expression artistique, le théâtre, est un fait culturel majeur. Celui-ci était survenu un siècle plus tôt au Proche-Orient dans des sociétés plus diversifiées religieusement ou culturellement. Cette mutation apparaît au moment même où la peinture sur chevalet a ses premiers représentants. Il convient donc d'analyser maintenant les institutions, ce qui a été fait pour le Grand Théâtre Cervantès de Tanger auquel une importante monographie a été consacrée, mais aussi les acteurs de cette transformation sociale. Il convient, d'emblée, de réfléchir sur les différences qui peuvent exister entre les formes de théâtralisation présentes jadis au Maroc et la révolution culturelle que représente le théâtre qui se joue dans un lieu particulier avec des spectateurs muets et attentifs placés frontalement face aux acteurs et non plus autour du conteur comme dans la h'alqa. Ces acteurs présentent un texte déjà écrit et n'improvisent plus que très rarement. Leurs positions et leurs déplacements ont été mis en place par un scénographe ou un metteur en scène, professions totalement inconnues jadis au Maroc. Il y a aussi un décorateur et un éclairagiste qui ajoutent des informations à ce que l'on voit sur scène, choses impossibles dans les anciennes formes de théâtralisation. Pour la première fois dans l'histoire, on dispose ainsi d'une possibilité de communication orale et gestuelle, mais qui faut aussi appel à des costumes, des décors, des ambiances pouvant rendre très complexe le lien entre l'acteur et le spectateur puisqu'il se crée comme un quatrième mur entre la scène et la salle, une nouveauté radicale, totalement étrangère aux hommes qui participaient auxbsat's ou auxh'alqat sur les places des villes marocaines ou dans quelques grands souks. Les premiers qui introduisirent le théâtre au Maroc furent les militants nationalistes qui s'emparèrent très tôt, dès les années 1920 de ce nouvel outil. Il s'agissait, pour eux, de contourner la censure et d'exprimer des valeurs qui leur paraissaient essentiel dans leur combat politique. Tout autre fut le projet de Tayeb Saddiki, un homme qui domina la scène marocaine durant toute la seconde moitié du XXe siècle. Après avoir reçu, au Maroc même, sa première formation avec André Voisin et Charles Nugue, il partit se former auprès de deux grands praticiens du théâtre, Hubert Gignoux à Rennes et Jean Vilar au T.N.P. à Paris. Ayant acquis les bases du métier, il rentre au Maroc où il crée un Théâtre travailliste, sa première troupe avant de prendre en charge le Théâtre municipal de Casablanca. Il créera, par la suite, le Théâtre des gens. Encore fallait-il un répertoire pour ces troupes, mais également pour les nombreuses troupes marocaines qui apparaissaient dans les villes les plus diverses du pays. Sa première initiative fut de traduire en arabe les principales pièces du théâtre mondial, ce qui avait été commencé par plusieurs intellectuels du Proche-Orient, mais ceux-ci avaient surtout traduit du théâtre anglophone, en particulier les pièces de Shakespeare. Tayeb Saddiki prit en charge le théâtre qu'il avait pu voir en France. Il y eut, tout d'abord, un théâtre écrit en langue française, à commencer par les classiques comme plusieurs pièces de Molière, Le médecin volant, l'École des femmes ou La jalousie du barbouillé, mais aussi Le légataire universel de Regnard ou des auteurs contemporains. Rapidement, le choix s'élargit à d'autres dramaturges européens non français. Il y eut, en effet, parmi ces premières pièces traduites, des pièces espagnoles, Fando et lys d'Arrabal, russes, Le journal d'un fou ou Le Revizorde de Nicolas Gogol, italiennes, La Locandiera de Carlo Goldoni ou Misère et Noblesse de Scarpetta, grecques comme L'Assemblée des Femmes/Lysistrata d'Aristophane, mais, on put aussi disposer de pièces de dramaturges roumains ou anglais. La priorité fut donc de donner des versions en langue arabe de ces pièces appartenant au patrimoine mondial. Après quoi, une seconde priorité apparut, celle de créer un patrimoine proprement marocain avec des pièces dont la thématique prenait appui sur la culture marocaine ou arabe. Tayeb Saddiki, aidé par son frère, entreprit donc d'écrire plusieurs dizaines de pièces originales, ce qui donna aussitôt un répertoire considérablement élargi aux troupes marocaines, en particulier aux troupes dont Tayeb Saddiki prit la direction. Ces poèmes abordèrent des thèmes très divers comme les Maqâmat Badî‘ al-Zamân d'Al-Hamadhânî, le livre des délectations et du plaisir partagé d'après Tawhidî ou le DiwânSîdî ‘Abd al-Rah'mân al-Majdûb. À côté de ces pièces qui s'appuient sur le patrimoine littéraire arabe ou marocain, il y eut de nombreuses fresques consacrées à l'histoire marocaine, qu'elle soit almoravide, saadienne ou alaouite, et à ses principaux événements, La Bataille des Trois Rois ou La Bataille de Zellaqa, par exemple. Mais tout cela ne suffit pas pour faire du théâtre. Il faut aussi créer des métiers nouveaux, costumiers, décorateurs, responsables des services techniques de sonorisation ou d'éclairage. Et deux autres objectifs apparaissent également : assurer la formation des comédiens et proposer des mises en scène efficaces. C'est également à cela que se consacra Tayeb Saddiki en réfléchissant, avec d'autres théoriciens marocains, à ce que pourrait être une mise en scène adaptée à un public spécifiquement marocain. Ce fut surtout le cas avec Éléphant et pantalons ou Les sept grains de beauté. À un moment où le théâtre marocain est en crise, où les principaux festivals donnent des signes très inquiétants de stagnation, il convient de proposer un bilan et de s'interroger sur l'avenir du théâtre au Maroc. Le ministère et surtout les nouvelles collectivités locales se remettent à construire des salles polyvalentes ou des salles de théâtre. Tayeb Saddiki lui même vient de créer un nouveau théâtre à Casablanca, le théâtre Mogador, boulevard Ghandi alors qu'on annonce la construction d'un nouveau théâtre municipal. Des manifestes ont été publiés. De nouveaux acteurs très talentueux viennent d'être formés, certes plus attirés par la vidéo ou le cinéma, mais tous ont fait du théâtre lors de leur formation initiale. Il est certain que des transformations vont rapidement apparaître dans un champ culturel qui manifeste globalement une certaine animation, en particulier, mais pas seulement, dans le domaine de la peinture. C'est pour donner une vue d'ensemble de ce que fut au Maroc le domaine du théâtre, ce sous-champ assez particulier de la culture contemporaine, qu'a été écrite cette monographie qui est bien plus qu'une biographie, ce dont témoigne, d'ailleurs, l'importante bibliographie finale. Cet ouvrage sera donc non seulement un témoignage sur l'évolution de la culture marocaine dans la seconde moitié du siècle dernier. Il est destiné, dans ce cas, à un grand public qui pourra prendre conscience du courage dont il a fallu témoigner pour introduire des réformes parfois contestées. On verra aussi les obstacles qui apparurent et qu'une analyse lucide ne peut passer sous silence. Occasion de mieux comprendre l'évolution d'une société dans laquelle on vit. Peut-être aussi de remettre en question les préjugés qui peuvent être associés à la figure de Tayeb Saddiki. Mais ce livre sera aussi un instrument de travail pour les étudiants marocains et surtout pour les professionnels qui interviennent dans le domaine du théâtre. Ce qui caractérise l'univers dramatique de Tayeb Saddiki, c'est son ambiguïté. Il n'y a, chez lui, ni tragédie, ni comédie. Il se tient dans un univers complexe où paraissent, tour à tour, le grotesque et le sublime, le prosaïque et le poétique, le bouffon et le tragique comme s'il fallait, à tout moment, être en position de changer son regard et de voir autrement. On ne voit pas par son œil, mais par le regard d'un autre qui peut se modifier brutalement en détruisant la stabilité des choses, ce qui fait qu'une science paraît possible, avec toutes les illusions sécurisantes que cela implique. On est pris ici dans un maelström de phénomènes qui se succèdent avec leurs sens contradictoires et qui est la vie même au point où beaucoup sont déboussolés. Mais ce perpétuel surgissement n'est pas un accident. C'est le résultat d'une volonté. En effet, le « message » principal de Tayeb Saddiki est celui de l'acceptation de l'altérité. Et si le mot message doit être mis entre guillemets, ce n'est pas sans intention. Tayeb Saddiki n'a aucun message à délivrer. C'est celui qui reçoit ses spectacles, qui les lit ou qui les voit qui doit constituer le message. Et ce qui est présent dans toute l'œuvre, mais aussi dans l'homme, c'est une idée toute simple, qui fut aussi celle du Mejdûb. « Derrière le fou furieux, il y a un être humain ». *A lire absolument, Editions Les Infréquentables, Marrakech