La langue d'un peuple, prisme par lequel il perçoit et interprète la réalité, touche aux aspects fondamentaux de la vie individuelle et collective. Elle est partie intégrante d'une culture, d'une civilisation. C'est une vision singulière et un mode d'adaptation et de perception du monde. Or, un des effets de la globalisation et de la mondialisation est de vouloir réduire une langue, en l'instrumentalisant, en un pur outil de communication. Cette volonté délibérée d'essayer de privilégier la dimension utilitaire de la langue n'est ni neutre, ni nouvelle. La langue est d'abord un lieu d'humanité collective singulière, l'expression d'une vision du monde, la forme linguistique qui cristallise des pratiques collectives liées à l'essence même d'un peuple, à son histoire, à ses origines. C'est un nouveau monde réinventé par une communauté de destin sur des siècles, une expérience originelle, originale et authentique de la vie sur Terre. Changer une langue d'apprentissage, ce n'est pas remplacer un outil de communication par un autre, c'est toucher à la faculté de penser, de sentir, d'exprimer, de comprendre, et de vouloir. Pour un enfant, entrer dans une langue c'est entendre pour une première fois, d'une façon originale, ce qu'il faut faire, désirer, croire ou espérer, c'est apprendre dans un style particulier la différence entre ce qui est valable ou dangereux, juste ou injuste, bon ou mauvais. Entrer dans une langue pour un enfant, c'est appréhender les systèmes de valeur d'une façon très particulière. La langue est un répertoire d'attitudes, d'affects, de charges émotives, de valeurs qu'une société a pu constituer au fil de son histoire en tant que formes antérieures de l'existence collective et des normes qui l'ont façonnée. C'est l'expression d'une mémoire collective, d'une culture, bref d'une civilisation. Quand, en plus, cette langue est pratiquement sacralisée parce que la langue arabe est celle dans laquelle a été révélé le Coran, parole divine universelle, vérité essentielle, immuable et éternelle, elle devient l'expression d'une forte valeur symbolique d'identification à la fois à l'identité nationale et à l'appartenance à la «Oumma». Ceux qui proposent -heureusement qu'ils ne disposent pas-, de faire du «Darija» une langue d'apprentissage, sous prétexte que c'est la langue maternelle de nos enfants, semblent donc occulter cette dimension symbolique, civilasitionnelle de la langue pour privilégier sa dimension utilitaire, dite communicationnelle. Une problématique linguistique soulevée par les premiers linguistes, se posant la question sur la différentiation entre Langue et Dialecte du moment que les deux permettent dans une communauté donnée, à un moment de son histoire, de communiquer. Revenons à la langue de l'apprentissage, que gagnerait l'enfant à qui on apprendra, au début de sa scolarité, en «Darija». Quel statut donnera-t-on alors à la langue arabe ? Quel statut à la langue Amazigh ? Quel statut aux autres langues dans notre système éducatif : Français, Anglais... Au lieu d'avoir le courage de toucher au français qui n'est actuellement ni langue maternelle, ni langue universelle, ni langue de recherche et de savoir, détrônée par l'anglais et l'espagnol, et peut-être bientôt par le chinois et qu'on préserve par considérations dites historiques, on sème un doute linguistique favorisé par des prises de positions partiales, tendancieuses et, disons-le, dangereuses en s'attaquant à l'arabe, considéré par tous les marocains comme un symbole de notre identité, de notre religion, de notre histoire séculaire. Ce n'est pas un parti pris scientifique, linguistique et pédagogique, c'est une posture démagogique pour des desseins inavoués. Au lieu de s'attaquer aux vrais problèmes de notre système éducatif, on voudrait ajouter au flou didactique et méthodologique, un flou linguistique qui brouillera davantage nos enfants. Au moment où on cherche à clarifier notre position sur la langue d'apprentissage des disciplines scientifiques (Arabe au lycée, français à l'université), on voudrait nous amener vers un saut dans l'inconnu, en voulant réhabiliter la «Darija» pour en faire une langue d'apprentissage et du même coup, automatiquement, sans l'avouer, acculer la langue du coran à devenir un peu comme une «langue morte», séculaire. L'aspect communication revient à la «Darija», les aspects purement cognitifs, réservés à l'arabe dite «classique» qu'on enseignera dans les plus pures traditions anciennes et confiné essentiellement à l'écrit, sûrement dans les anciennes universités du pays. Elle deviendrait notre «Latin» à nous. Et d'ailleurs quelle «Darija» ? Sachant qu'il existe plusieurs variantes, vu son ancrage locale. A moins qu'on veuille créer une « Darija » épurée des particularismes locaux, une sorte de dialecte normatif, sans implantation sociétal, qui n'existe que dans la tête de ceux qui le proposent. La problématique linguistique dans le système éducatif marocain est certes d'actualité pour donner plus de cohérence et de sens à nos apprentissages, mais commencer par semer le doute sur la langue du coran qui cristallise un consensus civilisationnel, c'est sans doute se poser une vraie fausse question afin de détourner l'attention des vrais problèmes que posent les langues existantes dans notre système éducatif. Cela ne relève nullement d'un quelconque courage mais sûrement d'une volonté délibérée de provocation qui ne servira pas la réflexion.