«Par-delà l'hommage qu'il convient de rendre aux gens de mer et aux bâtisseurs des ports du Maroc, le temps est venu d'apprendre à conserver pour pouvoir transmettre» Najib Cherfaoui, ingénieur des ponts et chaussée est auteur de plusieurs ouvrages portant notamment sur l'histoire des ports au Maroc. Son ouvrage «Fulgurances, ports du Maroc des origines à 2020» (2005) fait le point sur 22 ports du Maroc, de Dakhla à Nador et Saïdia en passant par Casablanca, donnant à voir un fond documentaire et iconographique impressionnant. Dans l'entretien suivant, il a bien voulu nous donner son point de vue de chercheur passionné et méticuleux. L'Opinion: Vous avez beaucoup écrit sur les ports du Maroc. Quelle est la place du port de Casablanca dans vos recherches par rapport aux autres ports du Royaume? Najib Cherfaoui : La réalité du port de Casablanca révèle que cette magnifique réalisation est un laboratoire “grandeur nature". C'est un champ permanent d'expériences scientifiques, techniques et de gestion. Par exemple, l'équilibre trouvé entre la force des vagues et celle de la pesanteur a suggéré à l'Américain Hudson sa fameuse formule relative à la stabilité des digues à talus. Dans le domaine législatif, le port de Casablanca est le siège de résolutions particulièrement audacieuses. L'entreprise Schneider construit la grande digue, la Manutention Marocaine se charge de l'aconage et on confie à l'OCP l'édification et l'exploitation du môle des phosphates. De ce point de vue, la conception du port de Casablanca annonce une époque nouvelle, celle de la modernité. L'Opinion: Dans votre vision propre de l'histoire portuaire marocaine moderne, pourquoi lier les deux ports de Casablanca et Mohammedia comme s'il s'agit d'un destin commun ? Najib Cherfaoui: Du temps du grand savant marocain Al Idrissi (XIIème siècle), Anfa (Casablanca) est la banlieue de Fédala (Mohammedia). À cette époque, les deux places sont liées par un destin maritime commun, initié par les relations avec l'Europe. Par la suite, l'aventure corsaire renforce cette solidarité. Au XXème, les deux ports s'orientent vers un avenir complémentaire, celui de Mohammedia devient un port énergétique tandis que le port de Casablanca est dédié aux vracs solides et aux conteneurs. L'Opinion: Dans vos écrits, vous faites l'éloge d'une époque faste d'inventions techniques pionnières dans le port de Casablanca durant la première moitié du XXème siècle. Par contre, vous faites un certain nombre de reproches pour l'activité portuaire à partir du milieu des années 1960 à aujourd'hui. Voulez-vous nous expliquer ces reproches et les argumenter ? Najib: Cherfaoui: De 1962 à 2012, en raison de l'ignorance des choses de la mer et de l'absence totale de culture portuaire, ceux qui président aux destinées de ces deux ports commettent une série d'erreurs à répétitions, non seulement scientifiques et techniques mais aussi de gestion. Ils engloutissent, en pure perte, des sommes colossales, avec évaporation d'un savoir faire millénaire. La liste des fautes est longue. À titre indicatif, voici dix erreurs de légende : Il y a tout d'abord l'abolition sauvage de l'excellent régime des concessions (1962 et 1967). En 1963, le «terre plein 17», premier terminal à conteneurs au monde est démantelé. En 1981, ils enterrent et rayent de la carte les trois îlots historiques de Fédala (Mohammedia). En 1987, le radiophare d'El Hank s'effondre dans l'indifférence générale. En 1988, la drague à godets «Requin», pièce unique au Maroc, est vendue aux enchères. Deux ans plus tard, le même sort est réservé aux remorqueurs Mamora et Atlas. En 1994, ils condamnent l'évolutivité du port de Casablanca en autorisant l'occupation du domaine longeant le littoral de Oukacha. En 1995, le ponton mâture «Cachalot» est recyclé dans les fonderies. En mars 2005, la grue Titan est livrée aux ferrailleurs. L'Opinion: Quels éléments d'informations peut-on avoir concernant la destruction des archives en 2002 ? D'après vous comment cela a pu se produire ? Najib Cherfaoui: La faute la plus tragique se produit en 2002, à travers une décision d'une cruauté extrême, dictée par l'ignorance: sont envoyés au pilon des archives d'une valeur inestimable. Autrement dit, l'âme des deux ports est transformée en pâte à papier. En fait, il y a comme une volonté systématique d'anéantir la mémoire à sa source en rendant impossible la connaissance des erreurs. Mais, par miracle, quelques dossiers essentiels ont pu être retracés et reconstitués. Ceci dit je propose de regarder l'avenir. En 2012, les travaux de l'accès côtier au port de Casablanca prévoient une route gagnée sur la mer qui passe exactement par la zone où reposent les premiers tétrapodes fabriqués au monde (33° 36' 34.9" N ; 7° 34' 27.5" W). J'ose espérer que ces tétrapodes ne seront pas broyés lors des terrassements ou noyés dans les remblais, car ils font partie du patrimoine universel commun à l'Humanité. Par delà l'hommage qu'il convient de rendre aux gens de mer et aux bâtisseurs des ports du Maroc, il est venu le temps d'apprendre à conserver pour pouvoir transmettre. On prendra donc, avec respect, un à un les premiers tétrapodes confectionnés à Casablanca en 1950 et on les installera à l'entrée de chaque port, d'abord pour rappeler aux générations futures que le Tétrapode maritime est né au Maroc, mais surtout pour évoquer l'identité plurielle de notre système portuaire. C'est le seul moyen de maintenir un lien fertile entre nos ancêtres et nos enfants, de lancer le défi de la mémoire vivante, de lutter contre l'oubli, de relever le quotient intellectuel de nos ports et de construire un avenir solidaire créateur d'emplois, de valeurs et de richesses.