Monsieur le Ministre, Ne pas oublier «sa responsabilité et ses devoirs envers le malade et sa dignité humaine» est un extrait du serment que prononce chaque pharmacien au moment de la remise de son diplôme. En ma qualité d'officinal et afin de rester fidèle à cet engagement solennel, je vous écris aujourd'hui cette «lettre ouverte» pour vous faire part de mes inquiétudes quant aux menaces qui pèsent sur la santé des Marocains. Confiant en votre connaissance de ce secteur, vous-même soignant et urgentiste, je ne doute pas un seul instant de l'attention que vous porterez à ma lettre qui me rappelle le souvenir de mon accession à cette noble profession qu'est la pharmacie d'officine. Monsieur le Ministre, quand on considère le classement du Maroc parmi les autres pays du monde en tenant compte de ses divers indicateurs de santé, les chiffres sont bien bas MAIS il en est un qui nous interpelle: Celui qui nous place en tête des pays les plus développés quand on considère le nombre de pharmacies au Maroc par habitant. Ainsi, alors que l'OMS préconise une pharmacie pour 5.000 habitants, chez nous, la moyenne est d'une pharmacie pour 3.500 habitants. Alors même que nos concitoyens ne consomment pas plus de 300,00 dhs de médicaments par an. (l'Algérie, en consomme 2.5 fois plus et la France 10 fois). Au niveau de l'axe Kénitra-Casablanca, la concentration des officines est telle que certaines pharmacies ont le plus grand mal à trouver 2.000 habitants pour leur délivrer des médicaments. Comment peut-on expliquer une telle discordance des chiffres, entre le nombre élevé de pharmacies et la faible consommation de médicaments de la population marocaine? En absence de politique de santé clairement définie par tous les gouvernements précédents, pendant des décennies, la pharmacie d'officine, considérée comme une simple entreprise commerciale par les décideurs, a été tout simplement livrée à elle-même. Au lendemain de l'indépendance, un Dahir a bien été promulgué en 1960 pour organiser les professions médicales et paramédicales. Si la médecine a bénéficié pour sa part de quelques textes de loi pour accompagner son évolution, la pharmacie, en revanche, a vécu pendant 44 ans avec ce fameux Dahir de 1960 (dont les décrets d'application n'ont jamais été promulgués) malgré le fait que son effectif soit passé de trois centaines de pharmaciens au début des années 70, à une dizaine de milliers en 2004, et sans doute une douzaine de milliers aujourd'hui. Monsieur le Ministre, bien que le Maroc se soit doté d'une industrie pharmaceutique de qualité et d'un réseau de grossistes performants qui couvrent l'ensemble de son territoire, ces réalisations qui font aujourd'hui la fierté de notre pays, ne doivent absolument pas occulter la faillite actuelle de la pharmacie d'officine marocaine. En absence de politique définie pour gérer cette profession de santé, le nombre de pharmaciens a augmenté d'une manière exponentielle. Cette démographie incontrôlée est en grande partie responsable de son naufrage. Dans tous les pays du monde, la formation des pharmaciens et la création des pharmacies d'officine sont régulées. Un concours très sélectif est imposé aux étudiants en première année de pharmacie dans de nombreux pays, dont le Maroc, et un numérus clausus est mis en place pour éviter la création des officines qui ne seraient pas justifiée par les besoins de la population. Cette dernière exigence a donc été instaurée pour assurer la viabilité économique de l'entreprise officinale afin qu'elle puisse offrir à ses malades des prestations de qualité. Contrairement aux autres commerces qui cherchent naturellement et par tous les moyens à augmenter leurs ventes, le pharmacien se doit de les contrôler, voire même de refuser de délivrer les médicaments susceptibles de nuire à la santé de ses clients. Or cette exigence éthique est de plus en plus difficile à assurer, malheureusement, par de nombreux officinaux en situation de faillite Chez nous, la santé des citoyens a été sacrifiée sur l'autel de la politique politicienne. Les pouvoirs publics et les parlementaires ont toujours refusé le numérus clausus aux pharmaciens pour éviter, disent-ils, de renforcer les rangs des diplômés chômeurs avec les nouveaux lauréats alors que des pays comme la Tunisie, par exemple, l'appliquent. Monsieur le Ministre, dans tous les pays du le monde, les diplômés des universités étrangères subissent une mise à niveau de leurs connaissances avant d'être autorisés à exercer. Or chez nous, une loi sur les équivalences des diplômes avec le diplôme national a bien été publiée en 2002, mais elle n'a jamais été appliquée depuis. Résultat : le Maroc a accueilli, et accueille toujours, des promotions de pharmaciens, formés à l'étranger, en nombre disproportionné par rapport aux besoins du pays. Dans tous les pays du monde, les économies sur les dépenses de santé sont une priorité pour assurer la pérennité des organismes de prévoyance sociale et des caisses maladies. Dans tous les cas de baisse des prix des médicaments, les décideurs ont le souci de maintenir l'équilibre économique de l'officine en augmentant les marges du pharmacien sur les génériques afin que celui-ci puisse continuer à assurer son rôle de professionnel de santé. Par ailleurs, et afin d'augmenter la consommation de médicaments génériques par leur population, tous les pays à travers le monde en limitent le nombre. Mais pas au Maroc. La santé peut-elle être raisonnablement gérée par les lois du marché ? La molécule princeps (qui est le médicament original et le plus cher) subit dans tous les pays une très forte concurrence de la part de 4 ou 5 génériques, au maximum, qui lui prennent une part importante de marché. Au Maroc, leur percée est lourdement entravée par leur nombre pléthorique. Ce qui fait qu'aucun pharmacien ne dispose dans sa pharmacie des 40 à 50 présentations de la molécule d'Amoxicilline, des 20 spécialités à base d'Amlodipine ou des 15 ou 20 autres contenant du Fluconazole, etc... Compte tenu des faibles chiffres d'affaires réalisés par les officines marocaines, le pharmacien a, aujourd'hui, le plus grand mal à achalander sa propre pharmacie. En d'autres termes, le médicament n'est pas seulement cher ou inaccessible pour le seul citoyen, il l'est devenu pour le pharmacien lui-même qui n'arrive plus à l'acheter et à le détenir en stock ; les officines marocaines ressemblent de plus en plus à des coquilles vides. La faible prescription de ces génériques entraînant leur faible rotation, la gestion de leur date de péremption devient un véritable casse-tête. C'est ainsi que le pharmacien est obligé de «miser» sur les valeurs sûres, les princeps, qui bénéficient généralement d'une meilleure promotion médicale et d'une meilleure image auprès des médecins qui les prescrivent plus fréquemment. Chez nous, malheureusement, aucune attention n'est accordée à toutes ces spécificités de la gestion officinale. Les décideurs politiques ont toujours considéré le pharmacien d'officine comme un commerçant et non pas comme un acteur de santé à part entière, aussi font-ils confiance aux lois du marché et de la sélection naturelle pour régler ses problèmes Par ailleurs, dans tous les pays arabes, la TVA sur les médicaments n'existe pas. Chez nous, le malade paie des impôts sur sa maladie . Contrairement à ce que leurs détracteurs pourraient laisser croire, les pharmaciens marocains sont des citoyens à part entière qui ne s'opposent nullement à la politique de baisse des prix des médicaments qui contribuera à l'amélioration de la santé de leurs compatriotes. Les citoyens responsables que nous sommes, seraient les premiers à soutenir une politique de santé rationnelle qui profiterait à l'ensemble de la population marocaine. Sans doute faut-il ici souligner que la politique volontariste que vous initiez et que nous saluons, ne peut pas et ne doit pas se faire au détriment des seuls pharmaciens d'officine qui ne bénéficient même pas de l'AMO. Avec l'Etat marocain au premier chef, le corps médical et paramédical, l'industrie pharmaceutique, les cliniques et tous les acteurs impliqués dans la préservation de la santé de nos concitoyens, les pharmaciens sont prêts à soutenir fermement toute politique de santé qui profiterait à notre pays, à notre peuple et à tous ses professionnels. Aussi serait-il immoral et même dangereux pour nos concitoyens que le gouvernement dont vous faites partie, fasse supporter au maillon le plus fragile de la chaine de soins, la pharmacie d'officine, et à elle seule, cette politique étriquée qui consiste à baisser le prix des seuls médicaments, sans aucune mesure d'accompagnement pour le secteur officinal déjà sinistré. Une telle mesure, portera sans aucun doute un coup fatal à la pharmacie marocaine qui a toujours joué un rôle essentiel dans la préservation de la santé publique. Tout en rendant hommage à votre engagement sincère et dévoué en vue de l'amélioration de la santé des marocains, je prie Dieu de vous assister dans votre noble et très délicate mission sachant que toutes les années de laxisme qui ont caractérisé la gestion du secteur de la pharmacie au Maroc, ne peuvent pas être effacées par un coup de baguette magique. Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l'expression de ma très haute considération. *Pharmacie Nouvelle 16, avenue Moulay Youssef RABAT