Dans l'entretien suivant avec Mohammed Habibi, archéologue, enseignant chercheur à l'Université Abdelmalek Saâdi de Tétouan, coordinateur d'un Master d'archéologie classique, il s'agit de la question de la sauvegarde d'un patrimoine très particulier : les sites archéologiques des usines de salaison de poisson qui datent de l'époque romaine et qui font du Maroc l'un des centres les plus importants de l'industrie de poisson et du garum entre 1er siècle avant J-C et le VIIè de l'ère chrétienne. Mohammed Habibi qui est intervenu dans le séminaire «Tanger: patrimoine et mise en valeur» sur le même thème, explique le danger qui menace ces sites à cause de l'urbanisation effrénée et développe la valeur du patrimoine comme alternative pour le développement. L'Opinion: En quoi consiste au juste une usine de salaison de poisson telle que celles qui constituent un patrimoine historique du Maroc? A propos de ce patrimoine que doit savoir un profane? Mohammed Habibi: Dans le monde antique, la consommation du poisson frais était réservée à une petite élite qui réside sur les lieux de pêches, et ce pour des raisons évidentes de conservation et de transport. La plus grande quantité de poisson pêchée, pour être conservée, était transformée sur les lieux de pêche dans des installations particulières. Ce sont de grands bâtiments situés près de la mer, qui ont une architecture fonctionnelle, souvent stéréotypée, ce qui explique leur désignation d'usines. Leur plan est des plus rationnels et indique une organisation bien réglée, tendue vers une production intensive et une exportation assurée. La répartition du travail à l'intérieur de ces usines, s'organisait, en général dans quatre espaces spécifiques. Un espace de préparation et de nettoyage du poisson (le thon en particulier), un deuxième espace réservé à la conservation et la salaison du poisson, représenté par des salles couvertes contenant des cuves alignées dans lesquelles on déposait des couches successives de sel et de poisson. Un troisième espace qui consiste à une chaufferie. C'est une salle à hypocauste (système de chauffage par le sol) qui était réservée à la fabrication du garum (sauce préparée à partir des restes de poisson, chair ou viscères, fermentés longtemps dans une forte quantité de sel. C'était le principal condiment et le plus coûteux, utilisé dans le monde antique). Un quatrième espace réservé aux magasins qui contenaient des amphores soient vides ou pleines prêtes à être exportées. L'Opinion: Quelle est l'histoire de ces usines, à quelles époques elles ont apparu et ont cessé de fonctionner et pour quelle raison? Mohammed Habibi: Au Maroc, d'après les données actuelles, ces installations de salaison de poisson ont été construites durant l'époque maurétanienne au Ier siècle avant J.-C. Elles sont agrandies durant l'époque romaine et restent en fonction jusqu'à la fin du IIIème siècle après j.-C., époque de crise, ou certaines usines furent abandonnées, d'autres partiellement détruites. Ils sont définitivement abandonnées à la fin du Vème siècle et au début du VIème siècle après J.-C. L'Opinion: Peut-on avoir un état des lieux de ces usines au Maroc, leur nombre, où elles se situent et n'existent-elles que dans la région du Détroit? Mohammed Habibi: Ces usines ont été découvertes dans plusieurs sites autour de la méditerranée. Mais le plus grand nombre de ces installations de salaison de poisson est concentré dans la région du détroit de Gibraltar, zone de passage de poisson pélagique. C'est surtout la Bétique (sud d'Espagne) et la Tingitane (nord du Maroc) qui étaient durant l'époque antique les grandes productrices de salaison de poisson et du Garum. EIles étaient très renommées par la quantité et la qualité de leur production. Au nord du Maroc ces installations de conservation de poisson ont été découvertes sur les côtes méditerranéennes et le long du littoral Atlantique. Elles ont été localisées près des plages méditerranéennes à Sania Torres au nord de Martil et à Ceuta. Sur la côte du détroit de Gibraltar des usines on été découvertes à Oued Marssa (découverte récente en 2010) à Ksar Sghir à l'est de la baie et aussi à 3 km au sud sur une colline située sur la rive droite de l'Oued Ksar Sghir nommée Dhar Asekfane, et à 5 km à l'Ouest de Ksar Sghir près de la plage de Zahara. Le long du littoral Atlantique l'usine de salaison de poisson de Cotta a été découverte près de la célèbre grotte d'Hercule. L'usine de Cotta est un model remarquable. C'est l'usine de salaison de poisson la mieux conservée de tout l'ouest méditerranéen. Six autres usines ont été découvertes à 30 Km au sud de Tanger près de l'océan atlantique sur la rive gauche de l'oued Tahadart. A 5km plus au sud, d'autres furent aussi signalées sur la plage de Kouas. A Lixus, à 3km au nord de Larache, un quartier industriel regroupant 11 usines de salaison de poisson et de fabrication du garum ont été mises au jour. De l'avis de tous les chercheurs, c'est le plus grand complexe industriel de salaison de toute la partie occidentale de l'empire romain. Des fouilles d'extension ont été effectuées par Michel Ponsich sur le site de Cotta, sur deux usines de Tahadart et sur le quartier industriel de salaison de poisson à Lixus. Mais les autres installations de salaison restent encore non fouillées, totalement enfouies dans de sol. Certaines ont fait l'objet de sondages très limités dans le but de tirer des conclusions d'ordre chronologique. Mais nous ignorons encore tout de leur architecture et de leurs espaces spécifiques, liés au processus de conservation de poisson. L'Opinion: Comment ce patrimoine est-il mis aujourd'hui en péril et quelles propositions pour le sauvegarder? Mohammed Habibi: Toutes ces installations de salaison de poisson sont situées près des plages du nord du Maroc. Cette région connaît actuellement une croissance économique et urbaine et une évolution démographique considérable. Plusieurs chantiers, de construction touristique en particulier, occupent la bande côtière et constituent une menace pour ce patrimoine archéologique. A part l'usine de Cotta et le quartier industriel de salaison de Lixus qui sont des sites classés, les autres usines de salaisons ne bénéficient d'aucune protection et risquent de disparaître. Le site de Sania Torres au Nord de Martil a été totalement détruit en 2007 par la construction d'un hôtel sans qu'aucune fouille de sauvetage ne soit programmée. D'autres sites archéologiques restent menacés par l'urbanisation excessive de ces dernières années. Ceci nous interpelle sur la gravité de ces menaces qui pèsent sur ces monuments témoins d'un savoir-faire marocain qui a fait jadis la renommée de notre pays. Si aucune mesure de protection n'est prise, ce patrimoine archéologique du littoral finira par disparaître sous la pression exercée par le tourisme de masse et la spéculation immobilière. La sauvegarde de ces sites archéologiques nécessite la définition d'une politique d'identification, de sauvegarde et de valorisation des ressources culturelles et patrimoniales et d'une vision stratégique de promotion du patrimoine culturel du littoral qui doit être élaborée par tout les intervenants publics et privés du secteur (ministères, collectivités locales, société civile ). Les régions du Nord du Maroc ont hérité d'un patrimoine archéologique riche et varié mais qui reste inexploité tant au niveau de la recherche scientifique que pédagogique ou touristique. C'est une ressource non renouvelable, un bien collectif et un héritage que notre génération doit protéger et transmettre aux générations futures tout comme notre génération l'a reçu des précédentes. Ces sites de natures diverses (urbaine, économique, militaire, rurale ), mis en valeur, se prêtent bien à la création de circuit thématiques les reliant entres eux et qui contribueraient à les faire connaître auprès du grand public en leur permettant de jouer pleinement leur rôle dans le développement local. Ils contribueraient aussi à la diversification de l'offre touristique et à la mise en valeur d'un potentiel encore sous-exploité. Ce serait une alternatives à la trilogie « Mer - Soleil - Plage » autour de laquelle se développe le tourisme actuellement dans cette région. L'Opinion: Y a-t-il des études publiée, sur ces usines et le savoir-faire des marocains qu'elles avaient pu véhiculer pendant des siècles? Mohammed Habibi: La publication d'ensemble la plus détaillée est celle réalisée en 1965 par Michel Ponsich et Miguel tarradell « Garum et industrie de salaison de poisson dans la méditerranée occidentale ». D'autres articles on vue le jour concernent certains aspects particulier de ces installations. A titre d'exemple un article que j'ai publié en 2007 sur la chronologie des usines de salaison de Lixus « Nouvelle étude chronologique du quartier industriel de Lixus » dans les actes du « Congrès international sur la salaison de poisson en occident durant l'époque antique » qui a eu lieu à Cadix en Espagne en 2007 et un autre article publié dans le même congrès « Les Usines de salaison au nord du Maroc ; état actuel » par Mohcine Cheddad professeur d'histoire ancienne à l'Université Abdelmalek Essaâdi L'Opinion: Où en est l'enseignement de l'archéologie aujourd'hui à l'université? Mohammed Habibi: L'archéologie demeure le « grand absent » des universités marocaines. Ce n'est qu'en 1986 que le Ministère de la Culture inaugure l'Institut National des Sciences de l'Archéologie et du Patrimoine à Rabat, la seule institution du pays qui forme des archéologues et des professionnels du patrimoine. A la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de l'Université Abdelmalek Essâadi de Tétouan, nous avons ouvert en 2008 un Master d'Archéologie Classique, qui offre une formation théorique et pratique dans le domaine de l'archéologie et du patrimoine matériel. C'est une formation polyvalente qui permet d'opérer aussi bien dans la recherche archéologique que dans les domaines aussi divers de la gestion, la conservation et la mise en valeur du patrimoine culturel.