Il existe toutes sortes de bulles. Nous avons eu la bulle financière, qui a éclaté en 2008 et provoqué les terribles dégâts financiers que nous n'avons pas fini de payer. Il y a la bulle immobilière chinoise, la plus grosse de l'histoire, qui risque de détruire toute l'économie mondiale quand elle éclatera. Mais il y en a une à part: la bulle alimentaire. En 2008, l'OCDE a publié un rapport sur l'offre alimentaire mondiale, prévoyant un retour à la normale des prix de l'alimentaire après la hausse de cette année-là: «Si on excepte un changement climatique sous-jacent ou des pénuries d'eau qui pourraient entraîner une réduction permanente des rendements, on peut s'attendre à court terme à voir une production [agricole] en hausse qui correspondrait à la normale». Oui, et si on excepte l'âge, les maladies et les accidents, nous pourrons tous vivre éternellement. Entre avril 2010 et avril 2011, le cours mondial moyen des céréales est monté en flèche: il a augmenté de 71%. Ce qui n'a rien de grave pour les habitants des pays riches, puisqu'ils consacrent moins de 10% de leur budget à la nourriture. Mais c'est une catastrophe pour les populations des pays pauvres, qui dépensent déjà plus de la moitié de leurs revenus simplement pour nourrir leur famille. Catastrophique alors que le «changement climatique et les pénuries d'eau» n'ont pas encore atteint leur pire niveau de gravité. A terme, cela va arriver. Puisqu'il est trop tôt pour être certain qu'une sécheresse, une inondation ou une canicule est due à la hausse des températures du globe, ignorons les effets du changement climatique. De plus, dans certains pays (notamment, les Etats-Unis), le changement climatique est encore source de scepticisme chez bon nombre de gens. Envisageons seulement les effets sur l'offre de produits alimentaires lorsque nous manquerons d'eau pour l'irrigation. La première grande crise alimentaire est survenue au début des années 70. La consommation avait alors dépassé la production en raison d'une croissance démographique rapide. Entre 1945 et 1975, la population planétaire a quasiment doublé. Le prix des céréales était même plus élevé, en termes de valeur réelle, qu'aujourd'hui ; certaines régions ont frôlé la famine. Mais le problème a vite été résolu par la «révolution verte», qui a permis de doper les rendements de riz, de blé et de maïs. Le seul inconvénient est que la révolution verte n'était pas si «verte» qu'on le croyait. Les variétés de cultures au plus fort rendement ont certes contribué à la solution, mais on a aussi eu recours à de plus en plus de fertilisants : l'usage de fertilisants dans le monde a triplé entre 1960 et 1975. Et, surtout, de plus en plus de régions du monde ont eu accès à des systèmes d'irrigation (elles ont plus que triplé depuis 1950). Malgré cela, aujourd'hui, seules 10 % des terres en culture du monde sont irriguées. Ces 10% de surfaces irriguées fournissent tout de même quelque 40 % de l'offre mondiale d'aliments –autant dire qu'elles sont vitales. Seulement voilà, après 1950, on n'a plus découvert de nouveaux cours d'eau. La quasi-totalité des terres irriguées (deux tiers de l'ensemble des terres) bénéficient d'une eau qui provient d'aquifères souterrains profonds. Une grande partie de ces nappes aquifères sont «fossiles», ce qui signifie qu'elles se sont remplies d'eau il y a longtemps et sont coupées de la surface. À force de pompage, elles finiront par se tarir. D'autres continuent à recevoir l'eau qui s'infiltre dans le sol… mais leur taux de pompage est très largement supérieur au taux de remplissage. Si bien que même ces aquifères s'assècheront. À ce moment-là, le monde devra faire avec le tiers de terres irriguées grâce aux précipitations. Ce qui sera insuffisant. Evidemment, tous les aquifères ne disparaîtront pas en même temps. Certains sont plus vastes, ou exploités depuis plus longtemps et plus lourdement, que d'autres. Mais, à un moment donné d'ici une trentaine d'années, la plupart seront dépourvus de leur eau. Aux Etats-Unis, les terres irriguées ont probablement déjà connu leur «pic d'irrigation». Dans les principaux Etats agricoles, cela fait quelque temps: 1978 pour le Texas, 1997 pour la Californie. La Chine et l'Inde doivent en être à leur pic d'irrigation à l'heure actuelle. En 2005, une étude de la Banque mondiale indiquait que 175 millions d'Indiens étaient nourris avec des céréales produites grâce à de l'«eau surpompée». De même, 130 millions de Chinois dépendent, pour leurs récoltes de céréales, d'une eau souterraine de plus en plus rare. Mais il y a pire. Au Moyen-Orient, en 2000, Israël a interdit toute irrigation du blé afin de conserver l'eau souterraine restante pour la population. Le pays importe désormais 98% de ses céréales. Plus récemment, l'Arabie saoudite, encore autosuffisante pour la production de blé il y a cinq ans, a décidé de mettre fin à toute culture de céréales avant l'assèchement des grands aquifères du pays. Dès l'an prochain, le pays importera la totalité de ses céréales. Même si leurs prix doublent par rapport à aujourd'hui, l'Arabie saoudite restera en mesure d'importer des céréales. Israël aussi. Mais, quand la bulle de l'irrigation aura éclaté, un grand nombre de pays pauvres ne pourront plus nourrir leur population ; ils n'auront pas les moyens d'importer des denrées alimentaires aux prix démesurés. Comme quoi, même en faisant abstraction des effets du changement climatique sur l'offre mondiale de produits alimentaires (et lorsque ces effets se feront véritablement sentir, nous devrons en tenir compte), la crise est pratiquement inévitable. Qui plus est, elle va survenir plus tôt qu'on pourrait le croire. Nous vivons très largement au-dessus de nos moyens.