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Entretien avec Mohamed Dahmane, professeur - chercheur
Le patrimoine Hassani, des origines bédouines aux mutations urbaines Pour la sauvegarde et la mise en valeur de la culture hassanie
Publié dans L'opinion le 02 - 07 - 2011

La culture hassanie est objet de citation comme une des composantes essentielles de l'identité marocaine dans la nouvelle Constitution. L'article 5 dit: «L'Etat œuvre à la préservation du Hassani en tant que partie intégrante de l'identité culturelle marocaine unie».
A cette occasion, nous avons eu l'entretien suivant avec l'universitaire d'origine sahraouie, Mohamed Dahmane, professeur-chercheur spécialiste en sociologie enseignant à la Faculté de lettres de Kénitra, Université Ibn Tofail, auteur de nombreux ouvrages autour de la culture hassanie en arabe dont «Héritage de culture populaire hassanie comme source d'Histoire sociale au Sud marocain» (2006), «La Résistance à travers la poésie hassanie» (1999), «Unité et diversité dans la culture hassanie» (2007), «Le conte populaire dans la culture hassanie» (2006), ouvrage publié par l'Académie du Royaume, «Poésie féminine (Tabra') et les mutation sociales dans les provinces du Sud» (2005) etc.
Notre entretien s'est en partie basé sur le volumineux travail «Nomadisme et sédentarisation dans la société de Saqia Hamra et Oued Eddahab» (2006) qui a été une thèse de Doctorat en sociologie brossant le tableau des mutations durant les dernières décennies dans les provinces du Sud sous la poussée de l'urbanisation. L'intérêt pour la culture hassanie n'est pas seulement un souci d'identité, mais aussi d'avenir, nous dit Mohamed Dahmane. Entretien:
L'Opinion: Comment cerner le sens de culture hassanie ?
Mohamed Dahmane: Quand on dit Hassania, on parle d'une culture qui fait partie intégrante de la mosaïque des cultures qui forment la civilisation marocaine. A l'origine, elle est attribuée à Hassan, une des tribus baaqiliennes qui a migré du Maroc occidental vers le Sud en direction de Saqia Hamra et Oued Eddahab et la Mauritanie actuelle jusqu'au fleuve Sénégal. Il s'agit d'une culture bédouine fondamentalement orale qui se distingue par un ensemble de caractéristiques dont l'oralité, le mode de vie tribal qui tisse les liens au sein de cette société avec des hiérarchies sociales, des tribus guerrières, d'autres confréries (zawaya) s'adonnant à la perpétuation du savoir religieux et une troisième catégorie où s'exercent diverses activités : artisanat, élevage et agriculture par des artisans maâllmine.
D'autre part, cette culture est caractérisée par une musique hassanie dotée de maqamat (modes musicaux très particuliers), dites Lakhal ou Labiad. Elle est perpétuée par des groupes donnés qui s'y spécialisent et se lèguent cet héritage oral de génération en génération. Dans cette culture, il y a aussi les métiers et l'artisanat comme en particulier la corporation des pêcheurs qu'on appelle communément Imraguen ou les artisans travailleurs des métaux cuivre, fer, de même les tanneurs pour le cuir, les tisserands pour les tentes et autres métiers où se distinguent les Maâllmine et là le travail peut se partager entre l'homme et la femme.
D'autre part, il y a le volet de la poésie qu'on appelle Laghna, c'est-à-dire la poésie hassanie populaire. Hommes et femmes s'y adonnent. Une particularité de cette société bédouine, c'est une poésie exclusivement féminine intitulée « Tabraa ». C'est une poésie que les femmes poètes récitent pour chanter notamment la beauté masculine. C'est une poésie qui n'est pas dite devant un public mixte, mais uniquement entre femmes.
L'Opinion: A partir de quels substrats cette culture s'est-elle constituée ?
Mohamed Dahmane: La culture hassanie est la résultante d'une corrélation civilisationnelle entre les différents composants essentiels du Maroc qui sont l'amazighité, l'arabité et la négritude. C'est pourquoi on distingue une dimension amazighe quand on voit la toponymie des lieux, quand on voit les usages en matière de pêches maritimes, l'élevage des dromadaires et là on rencontre le lexique amazighe omniprésent.
D'un autre côté, on découvre que la langue arabe occupe aussi une partie importante de cette culture au niveau du lexique ou de la syntaxe ou encore au niveau des coutumes. En troisième lieu, il y a la dimension nègre qu'on distingue au niveau notamment de la musique rythmée en rapport avec le courant artistique influent dans toute l'Afrique de l'Ouest, celui des fameux griots, « les gens de la parole », dépositaires de l'oralité par excellence. Cela leur est légué par les ancêtres, eux seuls peuvent faire de la musique comme les artisans, les maâllmine qui héritent eux aussi leur métier et savoir-faire de leurs parents. Chaque groupe hérite une activité donnée, des comportements ancestraux.
C'est ce qui rend la culture hassanie forte dans le panorama de la culture marocaine. C'est une résultante d'une corrélation des trois entités amazighe, arabe et africaine. C'est un sujet fondamental pour cerner la complexité et la richesse de ce qu'on pourrait appeler la personnalité du Marocain ou ce qu'on appelle plus communément l'identité marocaine.
L'Opinion: Qu'en est-il des changements et mutations intervenus avec le développement urbain des provinces du Sud ?
Mohamed Dahmane: Il ne fait pas de doute que la culture hassanie a connu des mutations durant plus de trois décennies car de bédouins nomades logeant sous les tentes, les habitants des provinces du Sud se sont sédentarisés dans les villes avec le développement à rythme effréné des provinces du Sud depuis la Massira Khadra. Ils ne sont plus des nomades, ils n'exercent plus l'élevage comme avant, ils commencent à habiter dans des maisons en dur au lieu de tentes, des appartements dans des immeubles, ils se sont investis dans l'administration publique ou dans des activités lucratives privées. La femme aussi pour les générations montantes avec l'éducation a commencé à travailler dans l'administration, l'enseignement ou autres occupations rémunérées à titre privé. Tout cela n'a pas manqué d'influer sur la culture hassanie, surtout que dans sa majeure partie c'est une culture orale.
De manière générale, cette culture orale ancestrale est menacée d'extinction avec le rythme des mutations à moins de créer un centre ou un institut pour sauvegarder ce patrimoine. Un tel organisme prendrait en charge cette culture qui se perd de la même manière que toute culture rurale bédouine sous la poussée du développement urbain. Il s'agirait de rassembler ce patrimoine et de le valoriser pour mettre en exergue la dimension civilisationnelle marocaine par l'amzighité, l'africanité et l'arabité.
La culture hassanie, faut-il le préciser, pointe les origines amazighe de l'Histoire marocaine avec les Sanhaja, les Masmouda des tribus anciennes comme on le voit dans le lexique hassani parce qu'il comporte l'amazighe authentique qu'on découvre chez les Touaregs, les Imourhars, ces tribus qui sont à l'origine des dynasties almoravides et almohades qui ont fait l'Histoire du Maroc et de l'Andalus.
L'Opinion: Qu'est-ce que cela vous a fait de voir la culture hassanie citée dans la nouvelle Constitution ?
Mohamed Dahmane: On a envie d'abord de saluer le fait que la culture hassanie soit citée dans la nouvelle Constitution comme composante essentielle de la culture du Maroc dotée d'une civilisation enracinée dans l'Afrique et ouverte vers l'Europe. Mais de ce principe de base, il doit résulter une stratégie de sauvegarde, ce n'est pas de tout repos. Pour comprendre le présent et prospecter l'avenir, il faut tenir compte des racines, valoriser le patrimoine non pas pour glorifier ou idolâtrer le passé, mais pour en faire plutôt un enjeu d'avenir.
Même si nous sommes ouverts sur l'Occident, nous ne devons pas laisser notre patrimoine en perdition. Mais les générations anciennes qui doivent nous léguer le patrimoine oral disparaissent sans laisser de trace. Comme dit le grand Amadou Hampâté Ba « un vieillard qui meurt c'est comme une bibliothèque qui brûle ». Beaucoup de chose meurent et disparaissent faute de conservation, beaucoup de chioukhs sont morts, autant de bibliothèques qui ont brûlé !
Il faut noter que dans les provinces marocaines du Sud, environ 80% de la population sont des jeunes de 20 ans et moins tout autant passionnés par les nouvelles technologies que leurs concitoyens des provinces du Nord. S'il n'y a pas de stratégie pour conserver le patrimoine oral et le mettre à disposition dans les meilleures conditions dans les canaux modernes (livres, sites Internet) cette population serait privée d'un enracinement et livrée à l'amnésie.
L'Opinion: Est-ce qu'il y a des travaux de sauvegarde pionniers qu'on pourrait citer dans ce sens ?
Mohamed Dahmane: Il y des tentatives mais très rares dans le domaine de sauvegarde du patrimoine, des tentatives individuelles sporadiques, il existe des documents écrits sur le patrimoine hassani mais ils sont dispersés entre l'Espagne et la France et il faudrait pouvoir disposer de copies dans des bibliothèques locales dans les principales villes de nos provinces, des bibliothèques publiques à créer. On ne peut pas donc nier les efforts des quelques individualités, mais la nécessité d'une institution spéciales s'avère incontournable. C'est une urgence.
L'exemple de l'IRCAM dans le domaine de la sauvegarde du patrimoine amzighe est exemplaire.
Je pense du reste que l'intérêt de l'IRCAM pour le patrimoine hassani est très important car il y a des rapports très étroits entre l'amzighe et ce patrimoine hassani. De même, la culture populaire de la darija. En m'intéressant à la culture hassanie en tant que langue, je fais des comparaisons avec la région du Gharb par exemple tribus Beni Aqil, Beni Hssen, Beni Malek, Chrarda et le Haouz de Marrakech, il y a un lexique commun qui permet de comprendre la langue hassanie et vice versa. L'étude de la hassania peut être utile pour comprendre l'amazighe qu'on soit au Moyen Atlas, au Gharb, Abda ou Doukkala. Il y a une interactivité importante.
L'Opinion: A côté du patrimoine oral, il y a aussi l'écrit, surtout le patrimoine de manuscrits anciens.
Mohamed Dahmane: Ce patrimoine est en arabe classique dans sa majorité. Dans une petite partie, des Ulémas ont exploité l'héritage populaire. Par exemple, ce qu'on appelle «zreigate» c'est de la poésie en arabe classique mais avec du hassani, soit l'introduction de mots sanhajis amazighes. Mais c'est un héritage rare, il se trouve dans des bibliothèques de quelques familles sahraouies qui le conservent alors que la poésie hassanie reste globalement un héritage oral en usage chez la majorité des classes. Quand on dit oral on sait que cela est voué à disparaitre avec ceux qui mémorisent.
Pour le patrimoine écrit, il y a quelques bibliothèques à Dakhla et Laâyoune qui appartiennent à de grandes familles de la même manière qu'il y a des familles à Tetouan ou Fès qui avaient en leur sein des Ulémas à travers les générations et qui ont hérité d'un patrimoine de livres et manuscrits conservés. Ainsi, nous avons des bibliothèques privées à Dakhla, à Laâyoune et Boujdour et autres. On a commencé à s'y intéresser, cet intérêt est récent, un peu tardif avec ce retour vers l'identité, vers ce qui est local, une certaine émulation entre groupes tribaux pour s'approprier le leadership de l'histoire ancestrale.
L'Opinion: Quel a été votre principal travail de recherche?
Mohamed Dahmane: J'ai travaillé dans le domaine de la sociologie pour étudier le processus de mutation de la société sahraouie passant en masse de la vie bédouine à la vie citadine en recherchant les diverses articulations des transformations économiques et sociales. J'ai actuellement, en rapport avec ce thème, une matière que j'enseigne à l'Université (Ibn Tofail, Kénitra) cycle des études supérieures de la culture populaire marocaine, un cours intitulé «Introduction à la culture Hassanie». Il s'agit de définir les caractéristiques et décrire les mutations des structures sociales et tribales, la relation à l'Etat, la nouvelle élite qui s'est constituée à la suite de la généralisation de l'enseignement.
La culture hassanie a été influencée par cette sédentarisation à grande échelle sans précédent dans les villes, surtout la relation entretenue avec la culture de l'image, la télévision et l'Internet, le cinéma, les téléfeuilletons, tant d'ingrédients qui n'ont pas manqué d'amener un changement profond dans les mœurs et l'ancienne culture populaire des nomades dont la source était la jmaa' autour d'une personne âgée.
Comme pour d'autres parties du Maroc, il y a eu des changements, la grand-mère par exemple était pour les enfants le premier contact avec l'imaginaire des contes et les chansons. C'était aussi le cas de la culture hassanie.
Bien entendu, la culture hassanie à travers la poésie et la musique est maintenue par des groupes musicaux ou des troupes de théâtres qui se produisent dans des festivals comme entre autres le festival de Laâyoune (Rawafid Azwane) mais ce sont des manifestations circonstancielles limitées dans le temps. L'idéal ce serait que la culture hassanie à travers toutes ses caractéristiques dans tous les domaines d'intervention : art, artisanat, agriculture, élevage, art culinaire, soit mise en valeur et exploitée dans des activités économiques au quotidien pour ce qui serait l'idéal d'une réhabilitation en évitant, bien entendu, de la réduire à un simple folklore comme une coquille vide.


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