Une des voix les plus écoutées au Conseil Supérieur de l'Education, de la Formation et de la Recherche Scientifique (CSEFRS), Hamid Bouchikhi, fixe les conditions pour le succès de la réforme de l'éduction nationale et le passage vers l'école nouvelle. Gouvernance, apprentissage, architecture linguistique, notre interlocuteur parle sans langue de bois. Interview. Le Conseil supérieur s'est prononcé sur la réforme du système éducatif, sur laquelle se penche actuellement le ministre de tutelle. On dit que c'est la réforme de la dernière chance, compte tenu de l'échec des multiples expériences précédentes et des innombrables plans d'urgence. Qu'est-ce qui fait la particularité de cette réforme et a-t-elle une chance d'aboutir ?
D'abord, il faut rappeler que cette réforme est nécessaire et surtout possible bien qu'elle soit difficile. Nul ne peut nier que le capital humain est la base de notre développement. Rappelons-nous que le système d'enseignement et de formation au Maroc absorbe 25% du budget de l'Etat. Nous sommes presque à 120 milliards de dirhams par an, ce qui est supérieur au budget de la Défense par exemple. Donc, nous investissons beaucoup, en étant même au-delà des moyennes internationales, sachant que l'éduction prend 8% du PIB, soit plus que la moyenne de l'OCDE. Pour autant, le retour sur investissement n'est pas au rendez-vous. D'où la frustration générale. Pour cette raison, malgré cet effort budgétaire, les gens ont l'impression que l'Etat a abandonné l'école publique. C'est dramatique. Mais, on ne peut pas dire cela sur le plan budgétaire puisque les budgets n'ont eu de cesse d'augmenter. Cette situation n'est pas tenable. Donc, nous n'avons d'autre choix que la réforme parce que l'Etat ne peut se désengager de l'éducation. Les indicateurs de performance sont ce qu'ils sont et malheureusement ils sont embarrassants pour notre pays. On ne peut plus se permettre que plus de 300.000 jeunes quittent le système d'enseignement sans formation ni rien du tout. C'est une bombe à retardement. La réforme est d'autant plus réalisable que l'éducation est l'un des rares secteurs où la volonté de réforme est codifiée par une loi-cadre, contraignante, qui dessine les contours d'une école nouvelle avec la vision stratégique 2015-2030. Il n'est plus question de plans d'urgence. L'objectif est de se réapproprier l'école publique à laquelle la société a tourné le dos. Cette fois-ci, il me semble que nous sommes bien partis et nous plaçons nos espoirs dans la feuille de route 2022-2026 dont nous nous attendons à un saut qualitatif. Comme nous l'avons bien dit dans le dernier avis du Conseil, le projet de loi 59.21 portant sur l'enseignement scolaire doit se hisser au niveau de la loi-cadre. Mais, le chemin est encore long. A cet égard, je constate avec sidération que la commission permanente d'élaboration et de maintenance des programmes et des curricula n'a pas encore été installée bien qu'il y ait un décret constitutif depuis 2019.
Quelles sont les conditions de la réussite de l'école nouvelle ? Nous avons un cadre légal qui trace la voie. Aussi y a-t-il une volonté politique de sortir d'urgence l'école de son marasme. Mais il faut encore remplir quatre conditions pour que la réforme soit effective. La première est intellectuelle. Il faut que tous les acteurs concernés par la réforme, dont la famille éducative, aient les ressources intellectuelles et assez de créativité pour la concrétiser. On a beau avoir des plans, sans ressources humaines on ne peut rien transformer en réalité. Là, je crois que nous avons besoin d'un changement culturel. Je me demande si l'appareil qui gère ce secteur a les capacités intellectuelles pour mener à bien cette réforme. En outre, édifier une nouvelle école requiert une refonte de tout l'appareillage éducatif. Nous avons besoin, comme le dit la loi-cadre, de donner plus d'autonomie aux établissements d'enseignement et aux organes organisationnels qui demeurent, hélas, très centralisés dans leur fonctionnement. Par exemple, les académies régionales sont censées être autonomes. Or, dans la pratique, il en est autrement. Plus on grimpe dans l'échelle de prise de décision, plus c'est centralisé. Je rappelle que les élèves ne connaissent pas le ministère, ils connaissent leurs professeurs, leurs proviseurs et leurs directeurs. D'où une école où ces derniers aient plus de marge de manœuvre dans la gestion. Pour résumer, il faut que le système de gouvernance soit au service de l'école et non pas un obstacle. La réussite de refonte de l'école dépend également du développement économique. Il faut que l'économie ait une capacité d'absorption de l'école et à l'université en fournissant assez de débouchés et de perspectives aux lauréats. Cela dit, la réforme de l'école ne peut être pensée indissociablement de celle de l'économie. Le lien est évident dans le Nouveau Modèle de Développement. Enfin, j'appelle aussi à la mobilisation sociétale. Comme l'école publique est de plus en plus délaissée par les classes moyennes et l'élite, il faut rétablir la confiance pour les pousser à la réinvestir.
Le Conseil où vous siégez accorde une priorité majeure au rôle social de l'école. Le concept paraît flou pour beaucoup de gens. En quoi consiste-t-il concrètement ?
C'est un concept qui existe dans la loi-cadre. Pour faire simple, je dirai que l'école est le miroir des inégalités sociales. C'est là où on en réalise les effets et où on découvre les situations familiales compliquées, les troubles psychologiques qui en découlent. Donc, l'école est appelée à assumer une vocation sociale, le législateur a estimé que sa mission ne se borne pas à instruire, mais s'étend aussi à l'intégration sociale des jeunes enfants.
Il est, par conséquent, du rôle de l'école de fournir des services aux élèves, tels que la restauration, le suivi psychologique, les activités de divertissement et d'épanouissement personnel et l'accès au e-learning...etc. Permettez-moi de rappeler que près de 180.000 décisions d'expulsion ont été prononcées par les directions d'écoles. Cela dit, de nombreux élèves se voient écartés de l'école à cause de difficultés matérielles qui les empêchent de suivre leur scolarisation. D'où la nécessité de ce rôle social de l'école, censé rendre l'accès à l'enseignement plus commode. A cela s'ajoute la vocation éducative. L'école doit socialiser les élèves et contribuer aussi à forger leur personnalité. N'oublions pas que la loi-cadre lui confie ce rôle.
« Une réforme éducative s'évalue sur quinze ans, c'est-à-dire le temps que prend un élève pour décrocher son Bac » Toujours sur l'apprentissage, on a introduit les méthodes TARL dans l'espoir de combler les lacunes des élèves. Une méthode en cours d'expérimentation et qui sera généralisée progressivement. Est-ce la baguette magique comme on l'a souvent présentée ? - C'est une baguette en effet. Mais je ne peux vous dire si elle est magique. C'est une approche par laquelle on se met au niveau de l'élève. Mais, cette réussite dépend d'un grand travail d'identification des lacunes. Encore faut-il que les conditions matérielles nécessaires existent. Les classes ne doivent pas être encombrées. D'où la nécessité d'un environnement propice. Là, je me demande comment nous pourrons appliquer ces méthodes dans les régions éloignées. Par ailleurs, ne contentons-nous pas uniquement des méthodes importées. Je suis pour que les enseignants marocains eux-mêmes puissent inventer leurs propres méthodes et trouver des moyens d'aider leurs élèves en fonction de leur vécu et de leur propre expérience. On peut trouver des initiatives latentes et les mettre en valeur. Concernant l'architecture linguistique, quel est le mix qui vous paraît le plus pertinent au moment où la dualité entre l'anglais et le français s'impose dans le débat ? - Permettez-moi de rappeler que la loi-cadre a tranché en faveur de la consécration du pluralisme linguistique. C'est-à-dire le fait que l'enseignement puisse être dispensé à la fois en langues nationales et étrangères. Personnellement, je trouve embarrassant que nous soyons encore empêtrés dans ce débat, plusieurs décennies après notre indépendance, parce que je vois d'autres pays qui ne se posent pas la question de savoir quelle langue choisir. Les pays asiatiques ne se la posent pas et ils étudient dans leurs langues nationales. En Corée, par exemple, on peut étudier tout au long de son parcours, et jusqu'au doctorat, dans la langue mère sans se préoccuper des langues étrangères. Pour autant, les gens sont hyper bien formés. La qualité de l'enseignement, dans ce genre de cas, n'est pas associée à la langue. Au Maroc, j'ai l'impression que nous nous sommes convaincus que l'arabe n'est pas la langue de la modernité au moment où les Asiatiques ont embrassé la modernité par leurs langues nationales.
Portrait / Hamid Bouchikhi : L'âme du management Professeur de management à ESSEC Business School, en France, Hamid Bouchikhi siège depuis neuf mois au Conseil Supérieur de l'Education, de la Formation et de la Recherche Scientifique. Il a été Doyen de SolBridge International School of Business en Corée du Sud et a été professeur invité à l'Université Keio au Japon, à l'Université de Putra en Malaisie et à la Wharton School de l'Université de Pennsylvanie. M. Bouchikhi a été membre de la Commission Spéciale sur le Modèle de Développement. Il est également membre d'honneur de l'Association des lauréats de l'Institut Supérieur de Commerce et d'Administration des Entreprises (ISCAE). Il compte à son actif plusieurs publications scientifiques dans les domaines du management, de la dynamique des organisations et de l'entrepreneuriat. Il est titulaire d'un Doctorat en Management de l'Université Paris Dauphine, d'un Master en systèmes d'information et d'un Master en management scientifique de la même université, et du diplôme de l'ISCAE. Bardé de distinctions académiques, il a été désigné, en 2021, par Thinkers 50, parmi les 30 penseurs les plus influents en management.
L'info...Graphie Faillite éducative : Les péchés capitaux ! Il va sans dire que la qualité fait cruellement défaut, selon différents rapports, qui soulignent que le niveau des élèves s'est vraiment dégradé. C'est là une faillite dont les racines s'étendent dans une succession de débâcles. Aux yeux de Hamid Bouchikhi, c'est une question de moyens et de motivation. « Nous savons bien que l'acte pédagogique se déroule bien quand les deux parties sont motivées. Or, si l'enseignant a pour premier souci de maintenir l'ordre dans une classe tumultueuse, comment peut-il enseigner efficacement », explique-t-il, tout en soulignant la nécessité de revaloriser la rémunération du staff éducatif. « Si l'enseignant manque de quoi garantir ses moyens de subsistance ou s'il n'a pas les moyens de faire son travail correctement en étant envoyé dans un coin éloigné, la motivation disparaît automatiquement », poursuit M. Bouchikhi, qui pense que la formation des instituteurs pose un énorme problème. Selon lui, le recours à la contractualisation était un échec. « On avait confié nos jeunes à des gens qui n'avaient ni formation professionnelle ni maîtrise des langues. Donc, le niveau des instituteurs est inquiétant », souligne notre interlocuteur, ajoutant qu' « il suffit de feuilleter le rapport du NMP (Nouveau Management Public) pour s'en apercevoir ». M. Bouchikhi est persuadé que l'apprentissage doit se faire en fonction des acquis, c'est-à-dire fixer pour les élèves des objectifs à atteindre à chaque niveau. Il ajoute que l'école publique doit être de nouveau tenue avec une gestion moins nonchalante et indulgente des staffs éducatifs. Dans le secteur privé, on trouve parfois que le staff est plus appliqué et plus engagé grâce à une organisation stricte et minutieuse. « Il faut d'abord réhabiliter le métier d'enseignant et lui redonner ses lettres de noblesse avec une amélioration des conditions de vie des enseignants. Mais il faut, en contrepartie, exiger de la performance », conclut-il à ce sujet.