La politologue et entrepreneure sociale Fatima Zibouh est la nouvelle co-porteuse du projet de candidature de Bruxelles en tant que capitale européenne de la culture en 2030. Alors que certains saluent la nouvelle recrue, d'autres crient à l'indignation. En cause, le port du voile. Mais ce n'est pas pour cela qu'elle se laisse démonter. - De nombreux hauts responsables en Belgique ont salué votre nomination co-chargée de mission Brussels2030, tandis que d'autres crient à l'indignation. Pouvez-vous nous raconter ce qui se passe ? Est-ce que vous comptez saisir la justice à l'encontre des auteurs des propos racistes ? - Tout d'abord, permettez-moi de dire combien je suis fière de porter la candidature de Bruxelles comme capitale européenne de la culture, avec mon binôme Jan Goossens. En tant que fille issue de la troisième génération de l'immigration marocaine en Belgique, c'est une formidable opportunité pour contribuer au développement culturel de cette ville fantastique et multiculturelle qu'est Bruxelles. Pour cette désignation, j'ai fait l'objet d'une longue procédure de recrutement où je suis sortie lauréate de la sélection par le jury. Mes expertises académique, managériale et associative ont été des atouts pour remplir cette fonction. Cette nomination a été saluée par la majorité des décideurs et a été validée et portée par le Gouvernement bruxellois. Cependant, il y a aussi eu de la résistance d'une minorité de personnes qui avaient du mal à concevoir que l'un des visages de Bruxelles avait une apparence comme la mienne. Un député a d'ailleurs demandé que je retire mon foulard pour exercer cette mission. Ma question est de savoir depuis quand un homme se permet de dire à une femme la façon dont elle doit s'habiller ? Ce n'est pas acceptable, une femme doit être libre de porter ce qu'elle veut, une mini-jupe ou un foulard, le plus important est qu'elle soit libre de choisir. A côté de cela, il y a eu une campagne de cyberharcèlement avec des tweets à caractère raciste, sexiste et islamophobe, de la part de groupuscules et d'individus proches de la droite extrême. Tous ces tweets et messages de haine sont capturés et consignés par mes avocats pour éventuellement aller en justice au moment opportun. La liberté d'expression est permise, sauf lorsqu'elle incite à la haine, à la violence ou à la discrimination. - En quelques mots, quelle est votre priorité en ce qui concerne le projet de candidature de Bruxelles en tant que capitale européenne de la culture en 2030 ? - Cette candidature est une belle opportunité pour réfléchir sur le projet de ville et surtout pour travailler sur le « nous » bruxellois, en créant du commun par un imaginaire partagé, un narratif participatif et une vision d'avenir qui tiennent compte de la complexité bruxelloise. Cette ville est la plus multiculturelle d'Europe, elle est multilingue, elle rencontre également une grande fragmentation socio-économique. Tout l'enjeu sera de renforcer l'interaction entre les différents groupes sociaux et culturels de la capitale pour casser les silos, les replis identitaires, les entre-soi que ce soit dans les quartiers populaires ou les milieux plus privilégiés. Avec mon collègue Jan Goossens, nous rencontrons les différents secteurs culturels mais aussi l'ensemble des parties prenantes (milieux économique, associatif, politique, institutionnel, etc.) qui font la richesse de Bruxelles. Tout l'enjeu est de réfléchir ensemble à la façon dont on rêve, on construit, on fait Bruxelles. La culture est un formidable liant pour créer du commun. - Vous avez accumulé une vaste expérience de recherche dans le domaine des études de l'ethnicité et des migrations. Quel état des lieux dressez-vous en Belgique en la matière ? - Effectivement, j'ai travaillé plus de dix ans dans la recherche académique au Centre d'Etude de l'Ethnicité et des Migrations et j'ai aussi effectué une thèse de doctorat sur les expressions culturelles et artistiques des Belgo-Marocains à Bruxelles. Avant cela, j'avais travaillé sur la participation politique des élus d'origine marocaine et plus tard j'ai également mis le focus sur l'insertion socio-économique des personnes touchées par la discrimination sur le marché du travail. Ces différents champs m'ont permis d'avoir un regard transversal (politique, économique et culturel) sur les enjeux qui touchent les personnes issues de l'immigration. J'ai par ailleurs rédigé un chapitre dédié aux dynamiques belgo-marocaines avec les dernières données dans l'ouvrage consacré aux Marocains du Monde, publié par la Fondation Hassan II. On assiste à un phénomène assez paradoxal dans la mesure où il y a une véritable ascension sociale, politique, culturelle et économique d'une partie de cette génération belgo-marocaine, mais parfois on a le sentiment que l'ascenseur social est en panne quelque part car il y a encore une large frange qui reste exclue du marché de l'emploi. Il faut savoir que, selon les données de Eurostat, la Belgique a le taux d'emploi des personnes d'origine étrangère le plus faible de toute l'Europe et les études montrent bien qu'à compétences égales, l'origine détermine encore l'accès à certaines professions. - Comment expliquez-vous les multiples vagues racistes et sexistes, notamment en Europe, à l'encontre des Arabes, des Musulmans et des Africains ? - Je pense qu'il faut tout d'abord relativiser l'ampleur du phénomène en Belgique où la majorité des interactions sociales se déroulent de façon paisible et conviviale. Il ne faut pas qu'on soit trompé par l'effet loupe provoqué par les réseaux sociaux qui pourraient altérer notre perception de la réalité. Dans le même temps, la discrimination reste une réalité systémique, structurelle et massive. On ne peut le nier. Au Nord du pays, côté flamand, le parti de l'extrême droite caracole en tête des sondages, ce qui est vraiment inquiétant pour les prochaines élections en 2024. Côté francophone, il n'y a pas vraiment de partis d'extrême droite mais certains discours de partis démocratiques frôlent la droite extrême. L'un des facteurs explicatifs est la peur et l'ignorance. On manque cruellement d'espaces où les individus avec leurs différences peuvent s'entre-connaître. Il y aussi cette rhétorique de l'extrême droite avec cette notion de « grand remplacement » qui relève du fantasme et dont les craintes sont liées au changement sociologique et démographique des populations. Il faut essayer de comprendre ces peurs et les déconstruire pour faire en sorte qu'on réfléchisse ensemble à créer un avenir meilleur pour les générations futures, et ce, quelles que soient les différences. - Qu'en dit la loi sur ce phénomène devenu monnaie courante dans les sphères publiques politiques ? - En Belgique, nous avons trois cadres législatifs (loi anti-discrimination, loi antiraciste et loi genre) qui permettent de protéger les citoyens des discriminations, sur la base des 19 critères protégés. Cependant, le constat est que les individus touchés par les discriminations font rarement des signalements et mobilisent assez peu l'arsenal juridique, soit parce qu'ils ne sont pas au courant, soit parce qu'ils pensent que cela ne sert à rien ou encore parce que c'est un processus long et coûteux. Dans tous les cas, il est important de sensibiliser les citoyens à signaler la discrimination, cela ne veut pas dire porter plainte, mais cela permet au moins d'objectiver par des chiffres cette réalité. - Etant une entrepreneuse sociale engagée à Bruxelles depuis plus de vingt ans, pouvez-vous nous expliquer à quel point la diaspora marocaine participe au développement économique et social de la Belgique ? - Effectivement, cela fait 20 ans que je suis engagée au sein de la société civile, ce qui me permet de rencontrer au quotidien des formidables acteurs et actrices du changement, et notamment issus de l'immigration marocaine. En 2024, nous allons commémorer les 60 ans de l'accord bilatéral entre la Belgique et le Maroc (1964). En quelques décennies, on assiste à une véritable contribution des Belgo-Marocains. Au niveau politique, deux ministres du gouvernement fédéral étaient d'origine marocaine, le président du parlement bruxellois, trois maires sont également porteurs de cette double culture belge et marocaine. Sur le plan entrepreneurial, on ne compte plus les investisseurs, les CEO et compagnies lancées et gérées par des Belgo-Marocains dont une contribution significative de femmes en particulier. Je pense notamment à l'une de mes mentors, Ilham Kadri (Solvay) qui est aussi d'origine marocaine et qui dirige l'une des plus grandes entreprises belges cotées en bourse. Et tout ceci sans parler de la contribution sportive, sociale, médicale, culturelle et artistique. On peut vraiment être fier de la contribution et du rayonnement de cette communauté issue de l'immigration marocaine, en Belgique.