Au moment où le gouvernement se lance dans la réforme de la Santé publique, les pharmaciens veulent se procurer d'autres vocations en s'estimant aptes à jouer un rôle complémentaire de la médecine. Détails. Désormais, 11 millions d'anciens bénéficiaires du RAMED sont pris en charge par l'Assurance maladie obligatoire (AMO), le Royaume va compter 22 millions de bénéficiaires de la couverture médicale. Leur prise en charge ne saurait être à la hauteur du chantier royal sans un véritable système de santé dont le gouvernement est en phase de mettre à niveau. Cependant, on parle peu du rôle des pharmaciens dans le nouveau système. Les professionnels du secteur s'accrochent à l'une de leurs plus vieilles revendications, en voulant prendre part plus grandement au parcours de soins des malades. Ils ont transmis un mémorandum au ministre de la Santé et de la Protection sociale, Khalid Ait Taleb, contenant leurs doléances sur la généralisation de la couverture sociale. Une sorte de rappel au ministre de tutelle que les nombreux points de discorde ne sont pas résolus. À leurs yeux, rien n'est plus urgent que de tirer tout le potentiel de la pharmacie qui n'est pas, de leur point de vue, assez exploité. Raison pour laquelle les apothicaires plaident pour plus de compétentes dans le parcours de soins des malades. Droit de substitution : la quête continue Parmi les principales revendications, l'autorisation d'une des plus vieilles demandes des professionnelles : le droit de substitution qui leur permettra de remplacer un médicament original prescrit par un médecin par un équivalent générique. Une manière de parer au risque de rupture de stock dans les officines en donnant aux pharmaciens plus de marge de manoeuvre, nous explique Amine Bouzoubaa, Secrétaire général de la Fédération Nationale des Syndicats des Pharmaciens du Maroc. Cette revendication est cautionnée par des parlementaires, dont le député istiqlalien Allal Amraoui, qui est favorable à autoriser les pharmaciens à substituer des médicaments « du moment que ce droit existe dans plusieurs pays ». Selon le député, cette revendication est réalisable pourvu qu'il y ait « les conditions nécessaires que pourrait assurer l'Agence nationale du médicament, à travers son prochain rôle en matière de bioéquivalence ». Toutefois, nombreux sont ceux qui craignent qu'une telle marge de manoeuvre ne soit source d'abus et d'encouragement à acheter des médicaments sans prescription. Ce dont disconvient la représentante de l'Organisation Mondiale de la Santé au Maroc, Meryem Bigdeli. « La substitution générique est un standard international qui a montré ses preuves dans la mise en place d'un usage rationnel des médicaments. Médicament générique ne veut pas dire médicament sans prescription », a -t-elle fait observer dans une interview précédente accordée à « L'Opinion ». Mme Bigdeli trouve que cela permet de s'attacher à la valeur thérapeutique du médicament et non pas à sa valeur commerciale. Le droit de substitution n'est qu'un point sur la liste des rôles complémentaires que les pharmaciens se jugent aptes d'exercer. Le mémorandum adressé à Ait Taleb parle également de la téléconsultation. Amine Bouzoubaa plaide pour qu'elle soit légalement autorisée. Le concept, rappelons-le, est simple. Ça consiste à ce que le pharmacien joue le rôle d'intermédiaire entre le médecin et le patient. Son rôle est de fournir le médicament après confirmation du médecin sans consultation physique. L'officine aspire à seconder l'hôpital ! Si les pharmaciens tiennent tant à acquérir cette prérogative, ce n'est pas pour supplanter les médecins mais pour les seconder. C'est ce qu'explique M. Bouzoubaa qui rappelle que « le pharmacien est assez compétent pour aider le médecin à faire l'examen clinique. « Ainsi, on pourra soulager la pression sur les hôpitaux publics au moment où on parle d'un déficit de 33.000 médecins et de plus de 50.000 infirmiers. Cependant, nous avons un excédent de pharmaciens qu'on peut intelligemment exploiter », a-t-il poursuivi, citant plusieurs pays qui ont fait recours à cette option. Pourquoi une telle revendication ? Les pharmaciens pensent que la téléconsultation a tant d'avantages qu'elle vaut la peine d'être expérimentée. « Si nous insistons sur la téléconsultation, c'est parce qu'elle permet aussi de baisser le coût de la couverture médicale dans la mesure où le patient aura moins recours à des consultations chez les médecins privés pour les pathologies classiques ». En plus de cela, les pharmaciens plaident également pour qu'ils soient habilités à effectuer la vaccination. « Le taux de vaccination contre la grippe saisonnière au Maroc est de 2% (5500 chaque année) alors qu'il est environ à 60% en France. Les Français ont atteint cette proportion si élevée parce qu'ils ont autorisé les pharmaciens à vacciner les gens. C'est aussi simple que ça », a-t-il argué, ajoutant que tous les rôles complémentaires auxquels aspirent les professionnels du secteur sont une façon de générer des revenus supplémentaires pour faire face à la crise. Que disent les médecins ? Reste maintenant à savoir ce qu'en pensent les médecins. Contacté par « L'Opinion », Tayeb Hamdi, Président du Syndicat National de Médecine Générale, ne trouve aucun mal à ce que les pharmaciens fassent la vaccination à condition qu'ils y soient formés. « On peut dans ce cas songer à intégrer l'acte de vaccination dans les études pharmaceutiques », a-t-il convenu. Concernant la téléconsultation, M. Hamdi se montre circonspect puisqu'il se déclare persuadé que « le patient et le médecin ont une relation directe ». « Pour que la téléconsultation médicale soit acceptable, elle doit obéir à plusieurs conditions, dont la possession du matériel adéquat et le respect du secret professionnel, etc. », explique notre interlocuteur, qui préfère parler d'« aide à la consultation » plutôt que de téléconsultation qui requiert que les pharmacies soient équipées de cabines de consultation, comme c'est le cas dans plusieurs pays. Toutefois, Tayeb Hamdi juge que ce débat est précoce tant que la télémédecine n'est pas encore autorisée au Maroc. Anass MACHLOUKH L'info...Graphie Production du générique Le dialogue suspendu !
Actuellement, le dialogue est suspendu avec le ministère de la Santé. « Le dialogue s'est ouvert et n'a duré que peu de temps », a rappelé M. Bouzoubaa, faisant allusion à l'arrêté ministériel n° 2-13-852 relatif à la fixation des prix des médicaments. « Il y a eu une seule réunion où nous avions livré nos recommandations en tant que Confédération des Syndicats des pharmaciens d'officine, mais nous n'avions eu aucun retour de la part de la Direction ministérielle concernée », a-t-il repris. En effet, cet arrêté est devenu, selon notre interlocuteur, un fardeau puisqu'il empêche le développement du secteur pharmaceutique. Il y a des médicaments qui ne peuvent, de par la loi, être produits génériquement. La loi stipule que le médicament générique doit être moins cher que le médicament original. Au Maroc, en cas de rupture de stock, ce qui arrive souvent, de plusieurs médicaments à bas prix, on ne peut rien faire faute d'un équivalent en générique. D'où la nécessité, pense-t-il, d'autoriser la production même si elle coûte plus cher puisque la santé du malade en dépend.
Les marges Enjeu de survie
Seconder l'Etat n'est pas l'unique raison derrière ces rôles complémentaires. Les pharmaciens y cherchent un moyen de renflouer leurs caisses si longtemps grevées par le recul des marges. « La marge nette du pharmacien est de 8% », nous explique M. Bouzoubaa, ajoutant qu'une partie non-négligeable des pharmaciens sont financièrement fragiles. En effet, le rapport du Conseil de la Concurrence sur le marché des médicaments, en 2021, a confirmé que le modèle économique des pharmaciens d'officine est en crise. Un constat corroboré par une étude de la Direction du Médicament et de la Pharmacie subordonnée au ministère de la Santé, qui indique qu'un tiers des pharmaciens d'officine gagnent une moyenne de 5000 dirhams par mois. Sur ce point, cela fait des années que les prix des médicaments subissent des baisses à intervalles réguliers. Il y a eu, selon M. Bouzoubaa, des baisses de 30 à 70%. « Un médicament qui coûtait 100 dirhams coûte maintenant 40 dirhams », poursuit notre interlocuteur, rappelant que les charges des pharmaciens sont en nette progression. Pour cette raison, l'ouverture sur des actes complémentaires est bénéfique à la trésorerie des officines. « En général, selon les nouvelles tendances mondiales, le secteur de la pharmacie dépend plus des services complémentaires que de la vente directe du médicament », conclut notre interlocuteur.
Trois questions à Amine Bouzoubaa « Le modèle pharmaceutique est devenu désuet »
Amine Bouzoubaa, Secrétaire général de la Confédération des syndicats de pharmaciens du Maroc, a répondu à nos questions. - Pourquoi un si grand attachement aux rôles complémentaires ? - L'objectif de notre mémorandum est de mettre la lumière sur les potentialités latentes de la profession. C'est-à-dire montrer les nouvelles missions qu'un pharmacien peut légitimement exécuter dans le cadre de l'exercice de sa profession. À l'instar de plusieurs pays développés, nous voulons que le pharmacien soit plus associé dans le traitement des patients. Force est de constater que la pharmacie a profondément évolué tandis qu'au Maroc le paradigme n'a pas changé, quitte à devenir désuet. Le modèle est devenu désuet et nous l'avons constaté durant la période de la pandémie qui nous a montré plusieurs dysfonctionnements auxquels il faudra remédier.
- Pensez-vous que la revendication de la téléconsultation soit acceptée par le corps des médecins ? - Les pharmacies peuvent s'acquitter de quelques attributions des dispensaires et centres médicaux de proximité, surtout dans les zones rurales où le pharmacien est sollicité souvent par les populations locales qui ont du mal à se déplacer vers les hôpitaux lointains. Cela aura un impact plus grand dans les déserts médicaux où le pharmacien est souvent l'unique interlocuteur des habitants. De toute façon, les pharmaciens se trouvent parfois obligés de le faire. - Vous demandez aussi de sortir du vide juridique à propos des prix des dispositifs médicaux, pouvez-vous nous détailler ce point ? - L'absence de cadre légal régissant les prix pèse sur la CNSS et le reste des organismes de prévoyance. La fixation des prix n'est soumise à aucun encadrement législatif. C'est ce qui explique parfois qu'on trouve certains dispositifs cinq fois plus chers au Maroc qu'ailleurs. Donc, il ne faut qu'une initiative législative pour remettre les choses dans l'ordre. Recueillis par Anass MACHLOUKH