Sommes-nous obligés de commencer par «il était une fois », chaque fois que nous évoquons la poésie ? Aurait-elle disparu des radars littéraires ? Les poètes seraient-ils devenus une race en voie de disparition ? Le monde numérisé d'aujourd'hui serait-il allergique à la poésie ? C'est malheureux de le dire, mais le constat est accablant : la poésie a déserté notre univers, ou plus exactement c'est nous qui l'avons désertée. Des recueils de poésie continuent d'être édités, en quantité dérisoire certes, pour nous rappeler que la poésie n'est pas encore morte. Les poèmes, ou supposés tels, pullulent sur la Toile. Des rencontres dédiés à la poésie sont organisées çà et là. Mais pourquoi avons-nous l'impression que la poésie est dans une éternelle agonie ? À mon humble avis, l'une des raisons est l'inexistence de mouvements poétiques qui redonneraient un nouveau souffle à la poésie. On peut être d'accord ou pas sur cette notion de mouvement, mais l'histoire littéraire a démontré que le regroupement autour d'une revue, de quelques idées, est la garantie non seulement du renouvellement littéraire, mais aussi de la survie du genre. Que seraient devenus Leconte de Lisle sans le Parnasse ? Malraux sans le Symbolisme? Tzara sans le Dadaïsme? Aragon sans le Surréalisme ? Queneau sans l'Oulipo ? La poésie, à n'en pas douter, surgit dans la solitude, mais ce sont les mouvements qui la portent, la répandent et lui insufflent la vie. De nos jours, si la poésie est en mauvaise posture, c'est parce que les poètes ont choisi de faire cavalier seul. L'idée d'adhérer à un groupe semble révolue, voire déshonorante. Grave erreur. Je crois que seule la création de nouveaux mouvements permet de fédérer les poètes autour d'un projet poétique, parce que seul un groupe est à même de fusionner des sensibilités différentes, voire opposées. Créer un groupe ne signifie pas dissoudre son individualité dans la masse ni être d'accord sur tout, (les Surréalistes n'arrêtaient pas de se chamailler entre eux), mais œuvrer pour un même objectif, quitte à ce que les styles diffèrent. Au Maroc, la poésie de langue française, qualifiée par Laâbi d'acte d'extrême hérésie qui bouscule les vérités de la morale et de l'idéologie, ne s'est imposée que grâce à la revue Souffle. Des poètes tels que Nissaboury et Khaïr-Eddine (auteurs du manifeste Poésie Toute), Laâbi, Tahar Ben Jelloun, Khatibi, Loakira, et les autres, avaient deux objectifs essentiels : « Renouveler la littérature marocaine tout en l'associant à la lutte culturelle, au combat national pour le progrès et la démocratie » et « engager l'activité littéraire dans un travail de réinterprétation des écritures occidentales ». Ce genre de projet poétique ne pouvait se concrétiser individuellement, d'où la création de Souffles qui a eu du poids, de la crédibilité et de l'influence. Il va sans dire que les temps ont changé et que les objectifs ne sont plus les mêmes. Toutefois, la nécessité pour les poètes d'aujourd'hui de se regrouper autour d'un projet poétique, de créer un mouvement, est la condition sine qua non à leur survie. Autrement, nous continuerons à lire des poèmes, à applaudir des individualités, mais à asphyxier la poésie. Encore une fois, si l'écriture de la poésie est un acte solitaire, son rayonnement est affaire de groupe, de manifeste et de mouvements littéraires. Mokhtar CHAOUI, Enseignant-chercheur