Professeure de l'Enseignement Supérieur et critique littéraire, Assia Belhabib a initié et dirigé l'hommage à Abdelkébir Khatibi « Le jour d'après ». Membre du comité d'organisation du colloque international organisé par l'Académie du Royaume du Maroc sous le titre « Abdelkébir Khatibi : Quels héritages ? » et chargée des actes, elle répond à nos questions. L'Académie du Royaume a organisé un colloque international consacré à Abdelkébir Khatibi : « Abdelkébir Quels héritages ? ». Les voies de traverses étant multiples, quelles vous semblent les traces remarquables de l'héritage ou des héritages que constitue son oeuvre ? Le colloque international organisé les 20, 21 et 22 mars 2019 en hommage au grand penseur marocain Abdelkébir Khatibi a été une opportunité riche à la fois pour revivre les grandes lignes de son parcours intellectuel, dix ans après sa mort, et surtout pour le présenter à la mémoire collective. Difficile d'en résumer en quelques mots les thèmes majeurs. Il ne s'agit pas de fossiliser une pensée encore agissante aujourd'hui. Les actes du colloque qui viennent de paraitre permettent de retrouver l'esprit d'ouverture et d'engagement d'un écrivain au carrefour des civilisations et des disciplines tous azimuts. C'est précisément cette liberté que nous souhaitions explorer et reparcourir avec cette hospitalité intellectuelle qui lui était coutumière. Un axe du colloque s'intitule « langue, fiction et critique littéraire ». Si la langue et la fiction sont des champs fertiles dans la pensée de Abdelkébir Khatibi, qu'en est-il de la critique littéraire, à proprement parler ? Quels textes, méthodologies ou concepts illustrent la démarche « critique littéraire » dans la pensée de Khatibi ? Abdelkébir Khatibi a livré à la postérité une oeuvre poétique et exigeante qui n'autorise pas de s'enfermer dans un seul mode de décodage, ou plus communément de démarche critique. L'apport et l'originalité pour le commentateur est de le conduire à multiplier les lectures diverses avec les interrogations posées, avec nuance et pertinence de l'auteur. Dix ans après la disparition de cet écrivain hors-normes, le dialogue avec son oeuvre ne s'épuise pas, et c'est là une preuve incontestable de sa riche complexité. Ecrivant en français et traduit dans plusieurs langues, il a pu toucher un public aussi large qu'éclectique. Car Abdelkébir Khatibi, c'est aussi l'homme d'un ensemble de disciplines et de divers genres littéraires. L'intellectuel romancier, poète et dramaturge est une figure de proue contemporaine dont la pensée est au coeur de notre modernité. Critique littéraire ou critique d'art, esthétique littéraire ou esthétique picturale, l'oeuvre de Khatibi n'a pas laissé une oeuvre consacrée à la littérature mais au signe, à l'image avec l'étude de la calligraphie, les tatouages, le tapis et les peintures de Cherkaoui et Gharbaoui ? Comment expliquer ce glissement de la sociologie de l'oeuvre à laquelle semblait le prédestinait sa thèse à la sémiologie, proprement dite ? Abdelkébir Khatibi doit son parcours intellectuel à son originalité. Toute son oeuvre plaide pour la curiosité intellectuelle qui pourfend les barricades élevées arbitrairement par les défenseurs de la séparation des disciplines. Il ne se considérait pas comme le spécialiste de tel ou tel domaine de recherche. Mais quand un événement ou une situation mobilisait son intérêt, il prenait le soin de s'y arrêter et d'écrire un livre sur le sujet sous forme d'essai ou de fiction. Les signes dans la cité sont multiples, palpables pour les plus attentifs et Khatibi était un observateur perspicace de ces signes qu'ils soient artistiques, sociologiques, poétiques ou autres. Il portait sur le monde un regard pertinent, sensible et lucide. Toujours à l'affût de nouvelles quêtes, ses pérégrinations invitent au partage car ce sont les intellectuels qui rendent possible le passage de l'action en oeuvre quelle que soit la nature de cette dernière. Seule l'oeuvre permet d'entretenir la mémoire et tout artiste qui y contribue, devient un intellectuel engagé. Dans « Portrait de l'artiste en doctorant », Francis Claudon montre bien que Abdelkébir Khatibi s'émancipe dans sa thèse « Le roman maghrébin d'expression arabe et française depuis 1945 – essai de sociologie », des maîtres qu'il cite de façon parcimonieuse, à commencer par son directeur de thèse Jacques Berque et les membres du jury, Etiemble et Barthes. Comment expliquez-vous ce fait ? Cette question est intéressante d'un point de vue chronologique. Une thèse défendue en 1965, au moment où le jeune Khatibi achève sa recherche sur le roman maghrébin, au moment historique où le Maroc est encore sous une forme de tutelle académique vis-à-vis de la France, illustre avec force le parcours d'autonomie qu'un intellectuel, qui construit sa pensée propre, entreprend. Nul n'est tenu de demeurer redevable à des maîtres de la pensée quand bien même ils s'appelleraient Berque, Etiemble ou Barthes. L'intérêt porté par la communauté des chercheurs à la production de Abdelkébir Khatibi, depuis des années, atteste, au besoin, sa place incontestée dans le sanctuaire des grands noms de la pensée et sa large contribution à la littérature universelle. Par son oeuvre qu'irriguent l'Orient arabe, le Japon, le Tao, l'Occident, Abdelkébir Khatibi peut être considéré à juste titre comme un penseur et un écrivain de l'ouverture, de l'universalité culturelle même. Comment analysez-vous cette dimension de l'oeuvre et quelles explications apportez-vous à l'absence de l'Afrique chez Abdelkébir Khatibi ? L'Afrique est au coeur des engagements intellectuels de Khatibi. C'est en tant que Marocain, Maghrébin et Africain (et vous pouvez inverser l'ordre de ces identités qu'il revendique avec force) que son oeuvre est à lire. Il fait partie de ces rares intellectuels à avoir plaidé pour ce qu'il appelait le « Maghreb pluriel ». Il fait partie également de ces intellectuels qui défendent le dialogue des cultures et des civilisations, ce en quoi il se plaisait à illustrer sa position par cette expression laconique d'étranger professionnel. Dans un monde de plus en plus étriqué et déchiré par des prises de positions extrémistes et aveugles, relire Khatibi pourrait apaiser les sentiments de rejets qui s'accentuent et s'accélèrent sur tous les continents. Bien avant la création du concept de littérature-monde, Abdelkébir Khatibi fut à l'avant-garde des changements de mentalités et de perceptions. A quoi tient ce palmarès atypique ? À une personnalité d'honnête homme au sens que lui donnait le siècle des Lumières, à un lecteur curieux et infatigable découvreur de textes. Sur le plan philosophique, Abdelkébir Khatibi est dans la pensée de l'Etre, au sens ontologique et heideggerien du terme. Cette promiscuité peut-elle expliquer la sensibilité de Abdelkébir Khatibi à la psychanalyse dont peu d'auteurs au Maroc peuvent se prévaloir, alors même que l'Etre de Heidegger n'est pas le Sujet de la psychanalyse ? Comme le sous-entend votre question, Khatibi ne se substitue pas aux psychanalystes dans ses réflexions. Il n'en a pas la prétention. Il interroge les paramètres psychanalytiques par le biais de la philosophie. C'est un domaine incontestablement plus proche des voies qu'il emprunte pour explorer la diversité de l'être et la complexité de l'identité en constante évolution. Son ouvrage le plus psychanalytique est certainement Par-dessus l'épaule dans lequel il va à la rencontre des aspects insoupçonnés du moi en devenir. Parce qu'il était un « traverseur » exigeant entre les cultures et les sociétés, Abdelkébir Khatibi a progressivement et contre des idéologies pugnaces et offensives, initié et développé au Maroc, en particulier, une stratégie d'écriture fondée sur la non-violence, éprise des marges, respectueuse de la différence et résolument tolérante. Legs précieux à l'humanité, elle réclame de nouvelles lectures et de nouveaux questionnements.