Depuis le 22 février, porté par un élan démocratique, le peuple algérien se mobilise et exige pacifiquement un changement de régime. Les manifestants du Hirak poursuivent le mouvement malgré la démission d'Abdelaziz Boutflika. Le Chef d'Etat-major, le général Ahmed Gaïd Salah a fixé l'élection présidentielle pour le 12 décembre prochain. Une date contestée et rejetée par les Algériens qui continuent de se réunir tous les vendredis, en dépit des arrestations et des tentatives d'intimidation. Brahim Oumnsour, chercheur franco-algérien à l'Iris analyse la situation en Algérie pour notre correspondante à Paris, Noufissa Charaï. Article publié dans L'Observateur du Maroc et d'Afrique du 4 octobre 2019
Brahim Oumansour – Chercheur associé à l'Iris. Spécialiste franco-algérien du Maghreb
L'Observateur du Maroc et d'Afrique : La Présidentielle fixée au 12 décembre est rejetée par les manifestants du Hirak et contestée par plusieurs partis politiques. Pensez-vous que les conditions nécessaires au bon déroulement d'une élection démocratique sont réunies ? Cette élection peutelle être reportée au vu du boycott annoncé ? Brahim Oumansour : Nous sommes dans une impasse politique à cause de l'obstination du pouvoir qui n'entend pas les revendications de la population qui manifeste depuis le 22 février. Le Hirak exige un changement radical qui passe par le départ de l'ensemble des figures ayant fait partie du cercle de Bouteflika. Cette élection, décidée de façon unilatérale, ne réunit pas les conditions pour un bon déroulement. L'obstination du pouvoir pourrait radicaliser les manifestants et les pousser vers un durcissement qui passe par la désobéissance. Certains maires ont déjà annoncé qu'ils refusaient d'organiser les élections. Si l'élection est maintenue, le jour du scrutin, il y a un risque sécuritaire avec éventuellement un affrontement entre ceux qui veulent voter et ceux qui boycottent. L'autre incertitude est que le maintien de l'élection voulu par le Chef d'Etat-major en raison de ce qu'il qualifie « d'urgence économique et sociale » aura pour conséquence l'élection d'un président sans légitimité. Un président élu dans de telles conditions sera très fragilisé. Les réformes structurelles nécessitent un président respecté et écouté pour éviter des dérives. Il ne faut pas trouver seulement une solution politique, mais une solution globale qui aura l'adhésion de la société. Parmi la centaine de candidats, il y a des anciens ministres de Bouteflika : Abdelmadjid Tebboune, Ali Benflis et Azzedine Mihoubi. Ont-ils un espoir de gagner malgré le rejet de la rue ? Y a-t- il un candidat qui émane du Hirak ? La plupart des personnalités issues des partis d'opposition, qui ont accompagné le Hirak depuis le début, refusent cette élection. Ils refusent de s'inscrire dans cette course électorale jugeant que les conditions ne sont pas favorables. Il n'y a pas, selon eux, de garantie pour la tenue d'élection démocratique et transparente. Cette démarche risque au contraire d'être un handicap de plus et de prolonger la contestation, voire d'aggraver la crise. Le Hirak a-t-il pour ambition de créer un parti politique comme on l'a vu en Italie avec le mouvement 5 étoiles ou en Espagne avec Podemos ? Je ne pense pas que le mouvement du Hirak deviendra un parti politique. Premièrement, le Hirak est très hétérogène, il y a des conservateurs, des progressistes, des laïques, des islamistes… Le mouvement n'est dominé par aucune tendance, il serait difficile de tous les réunir dans un parti politique, encadré et avec une idéologie marquée. La deuxième raison, c'est que les collectifs et les différents groupes qui ont participé à ce mouvement ont toujours exclu l'option de se transformer en parti politique. Il y a une telle méfiance vis-à-vis du leadership politique que le Hirak refuse d'être représenté par des personnalités craignant une récupération politique. L'horizontalité du mouvement est considérée comme une position de force. Quel est votre regard sur ce mouvement ? Comment expliquez-vous sa longévité ? Est-il spontanément né avec l'annonce de la candidature d'Abdelaziz Bouteflika pour un cinquième mandat ? Au-delà de la spontanéité du mouvement, la revendication a toujours existé. Nous n'avons jamais pris en compte la mobilisation sur les réseaux sociaux notamment depuis 2014. Le quatrième mandat de Bouteflika était déjà mal passé, ajouté à cela le prix du baril du pétrole qui a créé un contexte économique tendu. Par rapport au Maroc, la Tunisie ou encore l'Egypte qui utilisaient déjà internet en 2011, l'accès à internet en Algérie n'était pas le même. Plusieurs responsables d'institutions, d'entreprises avaient été licenciés suite à leurs mobilisations. Les citoyens sur les réseaux sociaux dénonçaient des situations d'injustice quotidiennement. La mobilisation était déjà là. Le passage au cinquième mandat avec un président hospitalisé à Genève a été la goutte d'eau qui a fait déborder le vase. Gaïd Salah durcit le ton envers les manifestants. Plusieurs arrestations ont été enregistrées. L'accès à Alger a été limité aux résidents de la capitale. Craignez-vous un durcissement de la répression de la part du régime ? Avec ces décisions, nous pouvons clairement noter une volonté d'intimidation et une politique de dissuasion. Dans le discours officiel, il y a un changement de ton avec des menaces de représailles contre toute forme de contestation des décisions prises comme celle de la date des élections. Sur le terrain, nous déplorons l'arrestation d'une centaine de manifestants parmi lesquels des figures du mouvement comme Karim Tabbou, Fodil Boumala… Ces arrestations contribuent à renforcer la crise de confiance et mettent à jour les intentions du pouvoir. C'est contre-productif. Il y a eu des arrestations illégales notamment contre des personnes qui ont utilisé le drapeau berbère. Interdire aux Algériens de venir manifester à Alger est inconstitutionnel. Le problème de l'élection présidentielle c'est qu'elle représente « un pari » pour le pouvoir alors qu'il faudrait proposer une solution. Il ne faut pas faire un pari mais prendre une décision fondée sur un dialogue réel avec la société civile pour préparer une transition. Pour arriver à une solution viable, il faudra mettre en place des négociations et faire des concessions. Je ne pense pas qu'il y aura un durcissement supplémentaire contre les manifestants. Le pouvoir et les manifestants sont très prudents, ils évitent l'affrontement. Les manifestations ont été très pacifiques et le pouvoir veut également éviter toute forme de violence. Craignez-vous une résurgence des partis islamistes ? Ce n'est plus les années 90, il y a eu une mutation importante dans les courants politiques. Cette mutation concerne l'Algérie, la Tunisie et le Maroc où les partis islamistes ont été intégrés dans le jeu politique du système. Ainsi, les islamistes comme le reste de la classe politique subissent la méfiance et la défiance des manifestants. Les jeunes algériens veulent un renouveau de la scène politique, ce qui laisse peu de place pour les partis islamistes mêmes s'ils sont mieux structurés que les autres partis. Jusqu'où peut aller la contestation en Algérie ? Faut-il s'attendre à de nouveaux vendredis de mobilisation ? Quelle est la sortie de crise ? Le Hirak veut une présidentielle ou une constituante, mais pour eux l'essentiel est que cela se fasse sans les anciens du système Bouteflika. Dans les deux cas il faut une instance de transition qui devrait jouir de la légitimité et de la crédibilité. Il faut une instance indépendante qui garantit à la population une neutralité et une transparence pour la tenue des élections. Il faut un dialogue sincère et ne pas continuer la politique d'intimidation et d'arrestation qui ne fait que renforcer le mouvement. Il faut sortir de l'impasse politique et mettre en place des mécanismes pour une constituante ou une élection. La Présidentielle garantit une solution rapide à la crise, notamment économiquement. Il y a un risque de voir plusieurs entreprises fermer, ce qui créera 3 millions de chômeurs en plus ! L'avantage de la constituante c'est qu'elle permet de répondre aux revendications de la population, mais c'est un processus très long avec des tendances politiques divergentes qui auront du mal à s'entendre sur des réformes qui sont urgentes. Le Hirak souhaite un changement de régime et les manifestants ne veulent plus d'un régime militaire. L'armée est-elle prête à abandonner son statut et à rendre le pouvoir à la société civile ? J'évite de parler de « l'armée » comme une globalité. L'armée contrôle le pouvoir car nous sommes en période de crise. Le Chef d'Etat-major a fait l'erreur de se mettre trop en avant et de s'afficher comme le décideur. L'armée a bénéficié au début d'une bonne image, notamment lors des arrestations d'anciens dirigeants du pouvoir. Mais aujourd'hui, la mobilisation vise de plus en plus le Chef d'Etat-Major, c'est donc contre-productif. Dans l'armée, derrière Gaïd Salah, tout le monde ne partage pas les mêmes perspectives de sorties de crise. Le problème c'est que pour l'instant, il n'y a pas d'alternative. Dans les quatre mandats de Bouteflika, les médias étaient censurés, le pouvoir concentré, ce qui n'a pas permis l'émergence d'une élite politique au sein de l'opposition. L'armée est dans une situation de doute, elle veut contrôler la transition pour éviter toute dérive, mais en même temps elle recherche des interlocuteurs légitimes pour négocier.
Saïd Bouteflika a été condamné à 15 ans de prison après un procès éclair interdit aux médias. Le Chef d'Etat-Major de l'armée algérienne a qualifié de «juste sanction» le jugement rendu contre le frère du président déchu. Il a été condamné pour «atteinte à l'autorité de l'armée» et «complot contre l'autorité de l'Etat». Y a-t-il sentiment de satisfaction chez les manifestants du Hirak ? Il y a une satisfaction de la population, même si certains jugent que ce n'est pas assez sévère au vu des chefs d'accusations. La condamnation de Saïd Bouteflika et de l'ancien chef du renseignement ne peut que satisfaire la population qui voit en eux les acteurs de l'ancien système. Pour les Algériens, la condamnation de Saïd Bouteflika est un acquis de cette mobilisation, même si des doutes persistent quant à la suite.
Louisa Hanoune, qui aurait pu être la seule femme candidate à la présidentielle, a été condamnée à 15 ans de prison. Comment analysez-vous cette sentence ? C'est difficile de se prononcer sur son arrestation car nous ne connaissons pas le dossier. C'est flou. Est-elle aussi coupable que Saïd Bouteflika et que les deux généraux condamnés ? Quel a été son rôle dans ce supposé « complot »? Etait-ce un complot contre l'Etat ou contre le Chef d'Etat-major ? Pour une représentante d'un parti politique, son arrestation parait sévère mais il est difficile de se prononcer sur cette condamnation dont nous ne connaissons pas le dossier. Comment expliquez-vous l'absence de femmes candidates pour l'élection présidentielle ? Il y a une faillite au sein de l'élite politique marquée notamment par l'absence de femmes. Même si nous avons fait beaucoup de progrès notamment dans l'accès des femmes au marché du travail, le conservatisme perdure. Même si une femme se présentait, je doute qu'elle ait une chance réelle de gagner. Si nous arrivons à avoir une transition démocratique cela pourrait changer rapidement et les mentalités vont pouvoir évoluer. Il faut aussi dire que ce conservatisme est aussi une réaction à une violence politique au sens sociale (chômage, absence de pouvoir d'achat, logement…), qui renforce le conservatisme notamment vis-à-vis des femmes. Un changement de régime en Algérie peut-il entrevoir l'espoir d'une normalisation des relations algéro-marocaine ? Y a-t-il une volonté politique d'ouvrir la frontière avec le Maroc ? Ce sujet n'est pas absent des débats. Il y a une volonté de la population de part et d'autre de la frontière de normaliser les relations et cette volonté existe également au sein de l'élite et de l'Etat. Le problème n'est pas la volonté politique, mais les crises internes au Maroc et à l'Algérie. L'amélioration des relations sont indispensables pour la relance économique des deux pays et pour le bien-être de la population frontalière. Cette fermeture est regrettable mais il y a un espoir de changement. L'Union du Maghreb est de nouveau présente dans les débats. La nouvelle génération qui émerge, du Maroc à la Tunisie, pourrait pousser vers une réunification. Comment analysez-vous le silence de la France depuis le début du Hirak en Algérie ? C'est une position délicate. Il y a une proximité historique et géographique, sans compter la présence d'une importante communauté algérienne en France. Toutes prises de position de la France seraient mal interprétées et cela pourrait avoir des conséquences sur le pays. C'est un silence légitime. L'Algérie est sensible aux ingérences, donc tout discours pourrait être mal reçu y compris par la population.
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