Théorème historique : les révolutions sont d'autant plus décevantes qu'elles ont été sanglantes. La mort de Mouammar Kadhafi, lynché par des miliciens surexcités, est une tache sur le nouveau régime libyen. Les conditions de son exécution, l'exhibition cinq jours durant de son cadavre, son inhumation en cachette augurent mal de l'avenir de la Libye. L'ancien dictateur avait été choqué du traitement infligé à Saddam Hussein. Un témoin l'avait vu blêmir en visionnant les images du prisonnier irakien hirsute et bouche ouverte, examiné comme on le fait à la foire aux bestiaux. M. Kadhafi aura eu plus de chance dans son malheur. Il a été capturé les armes à la main, au milieu d'une bataille. Son dernier déguisement est celui de Che Guevara. Plus grand mort que vivant. Après avoir joué toute sa vie au combattant anti-impérialiste, il a été stoppé dans sa fuite avec ses compagnons par un bombardement de l'Otan. C'est une fin inespérée pour un homme obsédé par sa légende. Son agonie au milieu des hurlements de la foule a même soulevé le cœur qu'on imagine pourtant endurci de Vladimir Poutine qui s'est dit révolté. Ultime paradoxe du tyran qui quitte la scène en suscitant la compassion ! Ce dénouement sanglant était écrit. Il est somme toute logique que M. Kadhafi meure comme il avait vécu, dans un climat de violence, de chaos et d'outrance. Et personne ne s'attend à ce que la démocratie tombe du ciel ou que l'Etat de droit se dresse au milieu de la bataille. Le malaise vient du traitement politique de l'évènement. Des déclarations répétées du CNT. Il avait exigé publiquement que Kadhafi soit fait prisonnier pour qu'il rende compte de ses crimes. Les combattants de Misrata ont fait justice eux-mêmes et hésitaient ensuite à rendre le cadavre exhibé comme un trophée. Le CNT a répété qu'il exigeait le respect des prisonniers. Ca n'a pas empêché l'exécution sommaire de Mouatassim, le troisième fils, du dernier ministre de la Défense Abou Bakr Younès Jaber et d'une soixantaine de Kadhafistes dont les cadavres ont été retrouvés sur le gazon d'un hôtel abandonné de Syrte, les mains liés dans le dos et une balle dans la nuque. Moustapha Abdeljalil a annoncé la formation d'une commission d'experts. En précisant aussitôt qu'elle devrait enquêter sur « les circonstances de la mort de Mouammar Kadhafi dans l'accrochage avec son entourage au moment de sa capture ». L'Onu, l'Otan, l'Europe et la Ligue arabe ont applaudi. En parlant d'accrochage, le Président du CNT laisse entendre que M. Kadhafi a été tué au cours de la fusillade. Il doit être le seul Libyen au monde à ne pas avoir scruté les images du tyran, prisonnier mais bien vivant sur le capot d'un 4X4, livré ensuite aux combattants qui le bousculent et le jettent à terre, avant de s'écarter en le montrant mort d'une balle dans la tempe. Même exécution sommaire pour Mouatassim, liquidé par ses gardes qui avaient pris soin de le filmer auparavant, une cigarette aux lèvres. Le médecin légiste qui a examiné les cadavres du père et du fils a déclaré qu'ils avaient été tués par balles, en se gardant bien de préciser si elles avaient été tirées à bout portant. On n'est pas plus prudent. Il aurait aussi bien pu dire qu'ils étaient morts d'un arrêt du cœur. Une lapalissade. Autre mensonge ressassé par le nouveau régime, celui qui prétend que les prisonniers exécutés à l'hôtel étaient des insurgés alors que tous les habitants du quartier ont reconnu des loyalistes. Dernière manipulation, l'enterrement en pleine nuit, dans le désert et dans le secret. En prétendant que sa tombe aurait pu devenir un lieu de pèlerinage, le nouveau régime admet que sa légitimité est douteuse, que l'ancien tyran garde des partisans, que la révolution est une guerre civile. Aucun Irakien ne se rend à Tikrīt sur la tombe de Saddam Hussein, sauf les curieux. Il n'y a pas de guerre civile sans crimes de guerre. C'est la loi du genre, la pire des guerres. Mais il n'y a pas de paix possible, pas d'Etat, pas d'avenir tant qu'il y a l'impunité. En refusant de dénoncer ces crimes et leurs auteurs, le CNT étale son impuissance. Il est méprisé par les combattants de Misrata et de Zelten comme il est défié par les Islamistes d'Abdelhakim Belhadj qui campent à Tripoli. Il s'avère incapable de contenir l'anarchie ambiante et reste paralysé par ses divisions internes. D'où le repli à Benghazi pour proclamer la libération du pays. D'où la surenchère du président qui en profite pour annoncer la charia. Sans en référer à personne, sans attendre l'assemblée Constituante, comme si l'arbitraire se perpétuait malgré la liquidation du tyran. D'où enfin son appel à l'Otan pour que l'Alliance maintienne son dispositif militaire comme si le fantôme de Mouammar Kadhafi allait continuer de hanter le rivage de Syrte.