Les derniers chiffres publiés par le ministère de la Santé sont consternants : alors qu'en 1992, ils étaient 52% de bébés marocains à être nourris exclusivement au sein durant les six premiers mois de vie, en 2006, ils n'étaient plus que 15%. Depuis, tout prête à croire que la tendance à la dégringolade de cette pratique ancestrale se confirme. Inquiétant chaque année davantage les autorités sanitaires du pays, initiatrices du plan d'action 2008-2012 d'encouragement de l'allaitement comme moyen naturel de protection de la santé infantile et maternelle : «Ce taux de 15% est plus élevé dans les campagnes et dans le Sud du Maroc. Ceci étant, la différence avec les milieux urbains et le Nord du pays, plus médicalisés, n'est pas significative. Le ministère de la Santé a parfaitement conscience de l'étendue et de la gravité du phénomène», confie Docteur Baha Rabi, médecin nutritionniste, responsable de la cellule préfectorale d'épidémiologie Casa Anfa, et fervente partisane de l'allaitement maternel. La donne est tellement préoccupante, que le département de Yasmina Baddou a décidé de passer à la vitesse supérieure cette année, en mobilisant les grands moyens pour la réussite de la «semaine nationale de promotion de l'allaitement maternel», du 11 au 17 octobre 2010. Son objectif : tout mettre en œuvre pour inciter les Marocaines à donner exclusivement le sein à leur nourrisson, au moins de 0 à 6 mois, la durée minimale recommandée par l'UNICEF, agence avec laquelle travaille par ailleurs étroitement le ministère concerné. Mais que cachent ces statistiques ? Comment les mères marocaines, qui, voilà quelques décennies, n'envisageaient pas d'autre alternative que le sein pour nourrir leur bébé, composante jusque là naturelle et indissociable de la maternité, en sont-elles aujourd'hui arrivées à «snober » l'allaitement naturel? Les dessous des chiffres «Même si le recul de cette pratique touche toutes les couches sociales marocaines, nous avons constaté que plus les femmes sont instruites et d'un niveau socio-économique élevé, moins elles s'adonnent à l'allaitement, exclusif ou alterné. Les facteurs de cette régression sont multiples», souligne Docteur Rabi. Parmi ces facteurs, l'émergence progressive d'une société de consommation au Maroc et de son corollaire, le développement des industries agro-alimentaires, pourvoyeuses de laits artificiels. Des laits en poudre de plus en plus sophistiqués, qui, sans jamais égaler les vertus de la sève maternelle, sont prisés par des jeunes mères actives, soucieuses de s'alléger de ce qu'elles voient comme une contrainte dans un quotidien péniblement partagé entre vie familiale et professionnelle. «Le congé de maternité dans notre pays est de trois mois seulement, et le législateur accorde à peine une heure par jour pour l'allaitement durant les horaires de travail. Lorsque la mère active sait qu'elle devra retourner au bureau au bout de ces trois mois, elle pense déjà au sevrage, et commence par conséquent à donner le biberon à son bébé parfois dès la naissance. Pourtant, il est possible de continuer à nourrir son enfant au lait maternel, sans manquer le moins du monde à ses obligations professionnelles. Mais cela, beaucoup de femmes l'ignorent», déplore Dr.Rabi. Comment blâmer en effet des Marocaines qui, s'étant battues pour accéder au monde du travail dans une société foncièrement patriarcale, doivent en plus se défendre à leur retour de couches pour y conserver leur place et gravir les échelons, sachant le coup de canif porté à leur carrière par l'absence inhérente à l'accouchement et aux premiers mois de maternité. Mais, ces contraintes professionnelles mises à part, le repli de l'allaitement au sein s'explique également par la médicalisation de l'accouchement dans les zones urbaines et certaines régions rurales. «Les femmes qui accouchent à domicile allaitent plus que celles qui accouchent dans les centres de santé. Plus le bébé est proche de sa maman, plus il y a de chances qu'elle lui donne le sein dans les instants qui suivent la naissance. Or, dans la plupart des centres de santé, surtout privés, pensant reposer la jeune mère, on emmène tout de suite après l'accouchement le nouveau-né à la nurserie où on lui administre automatiquement le biberon. Or, idéalement, la maman devrait allaiter son enfant dans la demi-heure qui suit la délivrance, pour stimuler la montée du lait. Ces premiers instants sont décisifs», soutient la responsable précitée. Cette séparation entre la mère et l'enfant, à laquelle vient s'ajouter l'agitation dans les heures et les jours qui suivent l'accouchement, source de stress et de fatigue pour la mère, sont pour beaucoup dans la faiblesse voire l'absence de lactation dont se plaignent beaucoup de femmes. L'accompagnement, indispensable «Louer les mérites de l'allaitement maternel est une chose, en faire une réussite dans notre pays, où l'allaitement est en nette régression, nécessite en revanche un accompagnement réel» explique Maria Bichra, directrice de Planète Maman Bébé et initiatrice du Club des Mamans, ateliers autour de l'allaitement organisés avec le soutien de la Direction régionale du ministère de la Santé à la région du Grand Casablanca. L'étude du ministère de la Santé révèle que 90% des femmes interrogées qui n'allaitent pas confient leur désir d'allaiter au sein. Des femmes livrées à elles-mêmes, mal conseillées par leur entourage, nucléarisation de la cellule familiale aidant : «toute femme enceinte désireuse de donner le sein devrait préparer son projet d'allaitement deux mois à l'avance, en exigeant notamment à ce que son bébé soit mis au sein dès sa naissance. Et c'est à tous les professionnels de la périnatalité, sages-femmes, gynécologues, nurses et pédiatres, que revient le rôle d'informer et d'accompagner les jeunes mamans dans l'allaitement. Ils doivent entre autres leur démontrer les vertus du lait maternel et briser tous les préjugés autour, en expliquant par exemple aux mères actives qu'elles peuvent allaiter en travaillant. Il leur suffit juste de tirer leur lait et de le conserver pendant 48 heures au réfrigérateur et jusqu'à 3 mois au congélateur. Ou encore que ce n'est pas l'allaitement, mais la grossesse, et la perte de poids qui suit, qui fait s'affaisser la poitrine après l'accouchement. Au ministère de la Santé, nous avons préparé nombre d'actions de sensibilisation des professionnels de la périnatalité et des mamans dans ce sens, via notamment « les classes des mères» à travers les villes et campagnes du Royaume», conclut Docteur Bahaa Rabi. Cette année, en plus de la campagne médiatique dont le message est porté par l'humoriste Hanane Fadili, Yasmina Baddou a promis d'œuvrer pour l'aménagement d'espaces d'allaitement dans les lieux de travail (la loi l'exige pour toute entreprise de plus de 50 salariés), et en faveur de l'établissement d'un cadre juridique régentant la vente des produits alternatifs à l'allaitement maternel.