L'Observateur du Maroc et d'Afrique : Le terrorisme au nom de l'islam concerne plusieurs régions d'Afrique avec plusieurs groupes qui ont fait allégeance à Daech, mais il y a aussi AQMI, les Shebabs et d'autres. L'Afrique est-elle un terrain propice pour ces groupes ? Mathieu Guidère : L'Afrique présente certes de nombreux problèmes sociaux, politiques et économiques qui favorisent l'activité de ces groupes mais elle n'est pas pour autant plus touchée que le Proche ou le Moyen-Orient, du moins pour l'instant. Mais il est certain que si le brasier syro-irakien venait à s'éteindre, l'Afrique se retrouverait au premier plan avec un terreau favorable et des groupes renforcés par des années d'activité clandestine et d'actions armées. Les frappes de la coalition américaine contre Daech en Irak explique-t-elles l'implantation du groupe en afrique ? Il est clair que les frappes de la coalition ont donné à Daech une visibilité inédite et un écho international alors qu'avant l'été 2014, ce n'était qu'un groupe djihadiste parmi tant d'autres dans le chaos syrien. Mais Daech s'est aussi implanté en Afrique parce qu'il se distingue des groupes existants par un nouvel agenda politique, celui de la restauration du califat et de l'unification des territoires musulmans sous une même autorité spirituelle. C'est cette idée de califat qui est en train de rallier l'essentiel des troupes djihadistes. Daech peut-il avoir autant de pouvoir en Afrique qu'au Moyen-orient ? Le pouvoir de Daech au Moyen-Orient provient de ses conquêtes territoriales et du fait que les populations sunnites sont encerclées par des régimes chiites et n'ont pas d'autre choix. En Afrique, Daech ne peut avoir le même pouvoir que s'il existe une confrontation entre musulmans sunnites -par exemple, entre Fréristes et Salafistes comme en Libye et en Egypte- contre lesquels il se présenterait alors comme un recours. En Afrique le chiisme est peu présent, cela peut-il être un frein au développement de Daech? Il est beaucoup plus difficile pour Daech de jouer sur le facteur confessionnel en Afrique étant donné la relative homogénéité de l'islam africain, majoritairement sunnite malékite, et le peu de chiites présents sur le continent. Mais cela n'est pas un frein pour autant car c'est plutôt sur les problématiques socioéconomiques et politiques que Daech peut prospérer en Afrique. Jusqu'à présent, c'est le volet sécuritaire qui était privilégié dans la lutte contre les dérives sectaires liées à l'islam. Mais le Maroc propose des solutions préventives. Cela a commencé avec la formation d'imams africains et maintenant avec la création de la Fondation Mohammed VI des oulémas africains. Comment cela peut-il aider à la lutte contre l'extrémisme ? C'est une initiative utile et louable parce qu'elle répond à un besoin doctrinal et à un impératif politique. Il est vrai que l'unité de l'islam africain est battue en brèche depuis des décennies par une activité missionnaire très agressive de plusieurs groupes et courants, tant musulmans que chrétiens. Il fallait par conséquent une initiative pour mieux contrer ce phénomène. Mais l'on sait que les courants contestataires prospèrent sur un terrain socioéconomique et ont le projet politique d'instauration d'un «Etat islamique» et d'application stricte de la Charia. Ce n'est donc pas un problème seulement religieux ou doctrinal. La réponse doit être également politique en proposant un projet alternatif et séduisant pour les populations tentées par ces dérives sectaires. Sinon, les Oulémas formées seront perçus comme des «Oulémas du pouvoir» et par la suite décrédibilisées dans leur action sur le terrain. Ces initiatives peuvent-elles donner naissance à un «islam africain» qui s'exprime d'une seule voix ? Historiquement, l'islam africain existe et il est de nature sunnite malékite avec une forte influence soufie et confrérique. Ces initiatives ne font donc que revivre un patrimoine religieux et culturel millénaire. Si ces efforts parviennent à dépasser les rivalités nationales et régionales qui traversent l'Afrique du Nord et le contient, elles pourraient donner davantage de visibilité à la fois doctrinale et médiatique à cet «islam africain» pour éviter les amalgames aujourd'hui trop nombreux le concernant à cause de groupes minoritaires mais très actifs. La Fondation Mohammed VI pour les oulémas et l'Institut Mohammed VI pour les Imams sont également ouverts aux femmes prédicatrices; les femmes longtemps oubliées sont-elles une des clefs pour la lutte contre les dérives sectaires liées à l'islam ? On a coutume de dire que les femmes sont la moitié de la société et donc elles sont une clé à la fois dans l'explication des dérives et dans la lutte contre ces dérives. Ce sont elles qui éduquent leurs fils et futurs hommes, et c'est elles qui peuvent éventuellement changer la mentalité et le comportement de leurs filles et futures mères. Malheureusement, les gouvernements arabes actuels ont une guerre de retard sur ce plan-là puisque les groupes sectaires et terroristes utilisent les femmes depuis longtemps à la fois pour faire la prédication et pour influencer les hommes. Ce n'est donc qu'un simple rattrapage qui s'impose aujourd'hui face aux défis imposés par l'activisme féminin de certaines organisations. Certains pensent que la méconnaissance de l'islam et de son histoire sont aussi la cause des dérives extrémistes… Nos études sur la radicalisation montrent que c'est plutôt le contraire qui se passe : plus les jeunes s'intéressent à l'islam et à ses origines, plus ils basculent dans l'extrémisme parce qu'ils ont l'impression que les sociétés arabes actuelles se sont éloignées de l'islam et qu'il faut les «réislamiser». Ce n'est donc pas l'ignorance mais la connaissance chaotique et non régulée de l'islam qui conduit à ces dérives. Chacun peut lire sur Internet tout et n'importe quoi sur l'islam, sans aucune contextualisation historique ni cadre doctrinal ni possibilité de cadrage face aux inanités diffusées quotidiennement. Le recrutement des terroristes se fait essentiellement sur Internet, des imams et des oulémas mieux formés peuvent-ils rivaliser avec les discours et vidéos de propagande de Daech ? Il faut former les autorités religieuses aux nouvelles technologies, c'est une évidence, car c'est notre époque. Mais le problème n'est pas tant technologique qu'idéologique : en Orient comme en Occident, ces imams et ces Oulémas n'ont pas grand chose à offrir aujourd'hui à la jeunesse qui veut «changer le monde». Ils sont démunis face au «désir de révolution» né du Printemps arabe et aussitôt avorté dans des confrontations politiciennes, des interventions militaires et des guerres civiles. Peut-on dire que certains jeunes aujourd'hui «s'auto-endoctrinent» ? D'un point de vue psychologique, les jeunes cherchent une issue à leur situation par tous les moyens, y compris l'auto-radicalisation. En l'absence de réponse officielle satisfaisante à leurs questionnements existentiels, ils se bricolent une identité bancale, parfois monstrueuse, et s'engagent dans des actions violentes et souvent terroristes. L'Europe est aussi concernée par la montée de l'islamisme, comment peut-elle soutenir l'initiative marocaine ? Le problème aujourd'hui c'est qu'on feint de croire qu'il existe un «islam d'Europe», ou encore un «islam de France», alors que les problématiques islamistes (voile, halal, mosquée, djihad, etc.) traversent les frontières et occupent les esprits des deux côtés de la Méditerranée. Sans oublier la prétention universaliste des groupes et des organisations islamiques qui ne reconnaissent pas ces frontières face au message de l'islam. C'est pourquoi l'initiative marocaine gagnerait à être étendue et adaptée aux responsables religieux et aux communautés vivant en Europe. Cela constituerait un enrichissement mutuel et ne ferait que refléter les liens historiques, médiatiques et quotidiens entre les deux continents. Il y a des imams européens dont des Français et des Belges qui viennent se former au Maroc. Qu'en pensez-vous ? La problématique de la formation des imams est un problème complexe et tributaire de considérations politiques davantage que scientifiques. Disons sommairement qu'on ne forme pas un imam dans un environnement sociopolitique particulier pour qu'il exerce ensuite dans un environnement sociopolitique différent. Car le risque est grand de le voir, soit importer les problématiques du milieu de formation originel (ici le Maroc) sur son lieu d'exercice, soit de le voir lui-même se déconnecter progressivement de la réalité de sa communauté d'accueil (en France). Si l'on veut éviter l'importation des problèmes, il vaut mieux former les imams sur place, au plus près de leur réalité sociopolitique.