Cous dimprévisibles averses, lentrée de lhôpital neuropsychiatrique de Berrechid senroule dans une quiétude étrange. Lapaisement des lieux est accentué par les étendues vertes à perte de vue qui longent cette grande bâtisse de lépoque coloniale. Construit en 1919, lhôpital revêt une conception asilaire carcérale, avant-gardiste à lépoque. Verdures abandonnées, arbres délaissés et poteaux délectricité en berne, le cadre laisse présager de mauvaises surprises. Alors que les branches sengagent dans une symphonie avec le vent et quaucune trace humaine ne dérange cette ambiance angoissante, le seuil de ladministration apparaît. Le sinistre silence continue denvelopper les lieux Longtemps réputé pour sa négligence sanitaire et ses malades maltraités, lhôpital neuropsychiatrique de Berrechid narrive toujours pas à se départir de cette mauvaise image malgré dexcellentes équipes soignantes. La consultation, lhospitalisation et même les médicaments sont gratuits. Entre lactivité hospitalière et ambulatoire, les médecins et infirmiers de la place ne font pas les choses à moitié. Chaque jour, une moyenne de 25 à 30 patients par médecin vient pour des consultations normales. Il sagit de malades stabilisés qui consultent pour des contrôles continus ou encore dautres orientés par différents médecins de la région. Lhôpital accueille toutes les pathologies psychiatriques : des troubles obsessionnels compulsifs à la dépression dans toutes ses formes en passant par lanxiété chronique. Pour lactivité hospitalière, il sagit des urgences où lon admet les psychotiques présentant de la schizophrénie, des troubles maniaco-dépressifs ou des dépressions graves suicidaires. Ce sont souvent des rechutes dues à larrêt des traitements une fois le malade stabilisé. «Le patient est accablé par la pression de lentourage qui lui lance des «Tu ne comptes pas arrêter ces médicaments de fous à lier ?». Cest une autre preuve de stigmatisation des maladies psychiques» explique Youssef Mohi, psychiatre et directeur de lhôpital neuropsychiatrique de Berrechid. Par ailleurs, la prise de toxiques et de drogues est la cause immédiate des troubles de la majorité de ceux qui se présentent. «Cest un phénomène qui prend de lampleur sans que la société ne sen soucie assez» se désole Mohammed Baba Ali, responsable du pôle des soins infirmiers. Accompagnés de leurs familles ou emmenés dans des ambulances de la commune, des patients de différents âges et catégories sociales intègrent lhôpital sans jamais reconnaître leur mal. «Il sagit du défaut Inside, plus connu par le défaut de reconnaissance de la maladie» explique le directeur de lhôpital. Alors quau Maroc, 300.000 personnes sont touchées par la schizophrénie, limaginaire de la société garde la même conception : être malade, cest rester au lit. Opter pour la solitude, avoir des idées farfelues et être lunatique ne sont pas des symptômes cliniques pour la médecine classique. La famille a même limpression que son proche joue un jeu et naccepte jamais les pathologies du cerveau. «Si on vous dit que vous avez le diabète, vous allez en rigoler avec votre entourage. Par contre, si lon vous dit que vous êtes dépressif ou maniaco-dépressif, vous nallez pas le raconter au premier venu», signale Y. Mohi. Médicaments : ruptures fatales Les sons stridents des ambulances accompagnant des malades lun après lautre réveillent lhôpital de sa léthargie habituelle. «Il y a du travail aujourdhui» rigole le directeur. Les nouveaux arrivants se dirigent vers le pavillon de consultation. Léquipe des infirmiers et le psychiatre sur place les accueillent et entament sereinement leur travail. Près du pavillon de consultation se dresse la pharmacie de lhôpital. Dès quon parle médicaments, le problème de lapprovisionnement surgit. Il sagit dun circuit de logistique qui bloque mais dont personne ne parle. La commande passe, mais sa date darrivée est inconnue. Selon Y. Mohi, il y a deux médicaments, notamment le Modecate et la Piportil qui sont en manque flagrant. Il sagit de médicaments à action prolongée qui stabilisent létat de plusieurs patients. Hormis linjection une fois par mois, certains malades en prennent chaque jour. Cest ainsi que les rechutes sont collectionnées. «Cest une crise dont on ne considère pas lampleur. Sil sagissait de linsuline, on allait voir les gens dans la rue !» riposte le directeur de lhôpital. Pire, après une rechute, la restabilisation ne sera jamais entièrement réussie Selon une pharmacienne, la crise des médicaments pour les pathologies psychiatriques est due notamment à la stigmatisation des maladies cérébrales. Contrairement au diabète, à titre dexemple, dont linsuline ne fera jamais défaut, la maladie mentale est une maladie organique du cerveau qui est complexe dans sa conception. Sa pathologie lest aussi et son traitement reste difficile Féminisation du personnel «Bienvenue à lhôpital. Jespère que vous vous y plairez mesdemoiselles». M. Baba Ali, responsable du pôle des soins infirmiers accueille deux nouvelles infirmières agrégées. Volonté à souhait et c?ur de pierre, les deux jeunes filles gonflées despoir se joignent au reste de léquipe. «Pensez-vous que de jeunes filles de 30 kilos pourront maîtriser un malade boulimique (suite à certains médicaments) agité, qui pèse 120 kilos?» se demande Mohamed El Khadir, major du service dadmissions hommes. Il ajoute que quelquefois, le malade en crise a besoin de huit hommes «costauds» pour le calmer avant de lui faire linjection. Une femme de ménage a même été poignardée par un malade après lui avoir arrangé le lit Selon M. Baba Ali, sans parler du manque flagrant du personnel, particulièrement infirmier, la féminisation des ressources humaines gêne. Dans les différents centres de formation psychiatrique, la sélection se fait selon les notes attribuées. Et les filles dépassent largement les garçons et raflent les meilleures notes. Elles sont ainsi de plus en plus présentes dans les hôpitaux psychiatriques en dépit des postes budgétaires. «Jai toujours dit puisque la sage-femme est une femme, linfirmier psychiatrique doit être un homme. Elles ont choisi ce métier, quelles assument» signale Y. Mohi. Selon M. El Khadir, il sagit dun travail de groupe. Femmes comme hommes sont appelés à entretenir de bon rapports avec le malade, à suivre tout un processus pour lui donner à manger (les patients ont souvent lhallucination que cest empoisonné) et à distribuer les médicaments. Chaque nouveau patient qui arrive doit prendre une douche. Ses habits pullulant de poux sont immédiatement brûlés et le corps soignant se charge du rasage complet du corps. Bien que les structures ne répondent pas aux normes, léquipe soignante se plie à quatre pour assister tous les malades. «Ce nest pas pour un reportage qui fait un peu de bruit dans la société quil faut négliger le travail de toute léquipe soignante» confie le directeur de lhôpital. Et quen est-il pour les malades stabilisés dont les familles ne demandent plus de nouvelles ? «Lhôpital nest pas un refuge social. On a le droit de les faire sortir après avoir appelé la famille. Parfois, on leur donne même largent du billet du car pour aller chez eux» répond le responsable du pôle des soins infirmiers. Abou Jaâfar, le pavillon noir «Docteur, laissez-moi sortir je vous en supplie. Je nen peux plus Je nen peux plus !». Cheveux ébouriffés, visage accablé et démarche nonchalante, ce jeune patient dune vingtaine dannées interné depuis trois ans se colle au bras de son médecin traitant et laccable dimplorations dune voie enrouillée pour retrouver sa liberté, loin des dortoirs froids de lhôpital et des corps costauds des infirmiers. Son regard vide traduit une angoisse apparente. Cest le pavillon Abou Jaâfar. A une centaine de mètres de ladministration, ce pavillon est destiné aux patients qui ont commis des homicides. «Il sagit souvent de crimes intrafamiliaux» souligne une infirmière du pavillon. Père égorgé, mère poignardée, s?ur étranglée différents membres de la famille y passent sous la houlette du trouble mental. Noyée sous des flaques de pluie, une petite cour parsemée de bancs et darbustes fait office de jardin pour les résidents. Ces derniers, yeux écarquillés, relèvent une activité inhabituelle. «Qui êtes-vous ?» disaient leurs regards hagards. Latmosphère se détend lorsque le major nous présente une dizaine de tableaux dessinés par des patients du pavillon. «Lauteur de cette toile est originaire dEl Jadida» devine le directeur de lhôpital. «Cest que les patients dessinent souvent des monuments, des bâtisses et des ruelles de leur ville dorigine» argumente-t-il. A lintérieur du pavillon, des têtes dépassent les portes surveillées des dortoirs. Par-ci, trois patients accomplissent la prière dAl Assr. Par-là, deux autres jouent aux dames, le divertissement qui a le plus de succès. «On a le scrabble, le sudoku, les dames Les patients choisissent leur jeu fétiche selon leur catégorie sociale et leur niveau intellectuel» explique linfirmière. Les moins intéressés préfèrent rester muets et regarder la télévision Destiné aux internements prolongés, le pavillon Abou Jaâfar accueille des patients plus fragilisés par la maladie. Dans une chambre de consultation se dresse un tableau où sont listés les noms des patients selon leur stabilité. Fiers comme des paons de leur «maison», les patients nous remercient pour la visite et laissent docilement le gardien fermer la porte du pavillon, sourires au coin des lèvres Subventions et bénévolats «Lattribution du budget par lEtat ne prend pas en considération la maladie psychique avec toutes les dépenses qui sensuivent» explique M. El Khadir. Certains patients déchirent jusquà cinq couvertures par jour, cassent les vitres et gâchent tout. La réparation est immédiate malgré les moyens modestes de lhôpital. Autrefois, les malades sadonnaient à des activités comme le jardinage, le dessin, le sport, la musique A présent, lhôpital sombre dans lennui et le corps soignant travaille avec les moyens du bord. «Le ministère de la Santé se charge des dépenses dinvestissement et, grâce à une certaine autonomie financière, on couvre les dépenses dexploitation» explique Youssef Sabi, administrateur économe de lhôpital. Pourtant, en performances, la médecine psychiatrique est toujours classée dernière, puisquelle ne génère jamais de recettes. Quant au bénévolat, les volontaires se font rares. «A part une grande personnalité qui a fait une bonne donation (buanderie), lhôpital reçoit des vêtements et du couscous» ajoute léconome. Pas de recettes. Cest la raison pour laquelle des cliniques psychiatriques privées tardent à pointer le bout de leur nez. Pour quune clinique soit rentable, il faut des actes chirurgicaux. «Sauf si vous voulez comptabiliser la nuit en psychiatrie comme une nuit en réanimation. Là, vous êtes rentable», ironise le Y. Mohi.