Réformer la justice au Maroc est, tout le monde en convient, une entreprise nécessaire, indispensable et criante. Elle est vitale pour ce pays à plus d'un titre, car elle commande à tout le reste, c'est-à-dire à toute la structuration moderne démocratique du pays. Elle commande aussi au bon fonctionnement et à l'efficacité de tout le système économique et financier d'un Maroc supposé en développement actif et qui par là même doit nécessairement entretenir les relations les plus saines et les plus positives avec tous les Etats de par le monde. De la réforme de la justice, on a beaucoup parlé et abondamment glosé autour de cette affaire de première importance. Peut-être sans jamais aller malheureusement à l'essentiel, qui ne réside pas seulement, à notre sens, en le respect des principes moraux d'équité, de probité ou simplement d'honnêteté. Certes, ce sont là des vertus dont il faut faire, en permanence, partout et toujours, des règles d'or incontournables. Mais pour qu'elles soient autre chose que des virtualités, il y faut un cadre, un champ dans lesquels elles puissent valablement s'épanouir. Toujours bien sûr la dialectique de l'uf et de la poule : ceci ou cela pour commencer. En tout cas, il est regrettable pour le moment, qu'après le discours royal à l'occasion de l'anniversaire de la Révolution du Roi et du Peuple, on se soit tout de suite rué dans le famélique et peu imaginatif débat sur une réforme technique des institutions judiciaires marocaines. Elle partirait toujours d'une espèce de jeux de chaises musicales au sein de la nombreuse bureaucratie que forment magistrats (de siège ou de parquet), greffiers et autres auxiliaires. C'est dans ce sens qu'écrivent pratiquement tous les journalistes commentateurs dans la presse nouvelle, née après la disparition en 1999 du roi Hassan II. C'est aussi ainsi que réagissent le gouvernement et le ministère en charge des choses judiciaires, non avares de professions de foi comme de formules volontaires et résolues. La répétition du même type de processus dont la seule valeur consisterait en une absence d'innocuité pour le régime de la monarchie constitutionnelle que définit le texte adopté fin 1962. Cette constitution est restée sensiblement la même dans ses traits fondamentaux d'ensemble, surtout pour tout ce qui concerne le chapitre appréciable se rapportant à la Justice. Il y est affirmé que l'autorité judiciaire est indépendante du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif. Les jugements sont rendus et exécutés au nom du Roi. Si les magistrats sont nommés par dahir sur proposition du «Conseil supérieur de la magistrature», ceux du siège sont inamovibles, ce qui leur permet de se croire réellement libres et indépendants. On sait que la Constitution prévoit en outre que ce «Conseil supérieur de la magistrature» est chargé de veiller à l'application de garanties accordées aux magistrats quant à leur avancement et à leur discipline. Il est largement représentatif puisqu'il se compose du ministre de la Justice (vice-président), des président et procureur général de la Cour suprême, de deux représentants élus parmi eux par les magistrats des Cours d'appel ainsi que de deux autres, également élus et représentant les tribunaux régionaux. Enfin, les magistrats du sadad sont représentés par deux personnes. Cet aréopage, qui se verra vite renforcé par la présence permanente du président de la première Chambre de la Cour suprême, exercerait en fait un magistère sans réplique, assurant à cet organisme dignité autoritaire et prestige solennel. Mais apparemment, il est douteux que cet organisme puisse jouer un rôle effectif, actif et agissant malgré toutes les compétences dont il se voit gratifié. Petit détail, mais bien parlant, le Conseil supérieur de la magistrature ne possède même pas en propre un bâtiment où il puisse se réunir en toute indépendance. C'est toujours le département de la Justice qui l'accueille et l'assiste au niveau de toutes ses activités. Aux yeux de l'opinion publique marocaine, souvent même chez des citoyens plutôt avertis, c'est le ministre de la Justice, et l'Administration qui lui est subordonnée, qui est le véritable patron de tout l'appareil judiciaire. Et pas seulement des procureurs ! On chercherait en vain une femme ou un homme de quelque classe ou couche sociales, qui croirait en l'indépendance d'esprit, de comportement et de décision d'un quelconque magistrat du Royaume. Tout le monde reste persuadé du contraire. La justice au Maroc est considérée comme étant aux ordres du pouvoir exécutif - qui d'ailleurs ne se cacherait absolument pas de cette intrusion flagrante. L'essentiel est là, dans cette appréhension fort dépréciative de ce qu'on n'ose qualifier de «justice». Les juges seraient partiaux, corrompus et n'écouteraient que leur intérêt matériel et spécifiquement pécuniaire, sans le moindre frémissement de conscience. Et cela ne concernerait pas seulement les affaires à connotation politique. Autant l'implacabilité de l'appareil judiciaire serait terrible, autant par ailleurs l'application des sentences et des arrêts semble pour le moins aléatoire, hypothétique souvent. Déséquilibre inscrit dans une logique profondément inéquitable qui fait, presque systématiquement, la partie belle aux nantis et plus nettement à tous ceux qui détiennent «une parcelle du pouvoir» ou qui bénéficient, peu ou prou, de protections diverses provenant (directement ? par ricochet ? par la bande ?) en gros de ce qu'on appelle communément le makhzen - omnipotent par essence. On se méfie, en premier lieu, des juges bien sûr, mais on n'oublie pas de se défier de tous les autres éléments d'une justice avariée, pourrie et gangrenée. Y aurait-il dans cette justice, pardon dans ce conglomérat aussi louche qu'inquiétant, un seul juste auquel se fier et qui sauverait symboliquement tout le reste? Certes non, même si l'on reconnaît, quelquefois, de manière dérisoire, que parmi ces cohortes, il se trouve ici et là des personnalités de qualité, à la compétence et à l'aptitude indéniables. Pour nous résumer, permettons-nous de raconter une blague plutôt populacière, mais qui nous semble révélatrice des sentiments du Marocain à l'endroit de la Justice qui est à sa disposition. Le Roi demande à un des courtisans de lui faire part de n'importe lequel de ses souhaits, qu'il se ferait un devoir d'exaucer, en récompense d'un service insigne qu'il aurait rendu au souverain. Le courtisan demande alors tout à trac d'être nommé à la tête du ministère du Pétrole ! «Mais comment se peut-il alors que le Royaume ne possède aucun gisement, aucune goutte de cet hydrocarbure ? - Oh, mais vous pouvez le faire aisément sans souci, Sire. Vous avez bien un ministre de la Justice qui siège dans votre gouvernement, alors que de justice, il n'y en a point dans tout l'Empire !». Cette blague, je m'excuse de la trivialité et de la vulgarité du propos, n'est peut-être pas si drôle que cela. Elle est atroce évidemment sans même être d'un goût très sûr. Mais je n'ai pu résister à l'envie d'en faire état, au lieu d'un apophtegme ou d'un apologue qui auraient peut-être été mieux venus Mais, poursuivons notre analyse autour du nécessaire et salutaire bouleversement de notre champ judiciaire. Nous essayerons, sans faute, de nous y remettre la semaine prochaine.