Dans la toute dernière interview qu'il ait accordée, quelques semaines avant sa disparition, à la télévision «Al Jazeera», Abdellatif Filali, qui avait été ambassadeur du Royaume à Alger, a rappelé comment s'était déroulée une audience que le président algérien d'alors, Ahmed Ben Bella, lui avait accordée. Ce dernier devait réagir à la demande du gouvernement marocain d'ouvrir enfin des pourparlers pour en finir avec le contentieux frontalier entre les deux pays voisins. A la question du diplomate marocain, le chef de l'Etat algérien jouait celui qui ne comprenait pas où son interlocuteur voulait en venir précisément par cette demande. Une feinte grossière vite retenue pour affirmer placidement qu'il ne voyait pas de problème dans cette affaire-là, puisque l'Algérie indépendante était celle héritée de la France, avec bien entendu tout le Sahara central et ce qu'on a appelé pendant tout le vingtième siècle «les confins algéro-marocains !». Ahmed Ben Bella, qui sera renversé un peu plus tard par son allié d'hier, contre la génération G.P.R.A., le colonel Houari Boumédienne, le 19 juin 1965, feignait par cette assertion d'oublier le document qui avait été signé par l'autorité légale (aux yeux du peuple algérien surtout), Ferhat Abbas, président du Gouvernement provisoire de la république algérienne (G.P.R.A.), avec le Roi Hassan II, monté sur le trône cinq mois auparavant. Cet accord ne prévoyant pas autre chose que la création d'une «commission algéro-marocaine» ad hoc destinée à travailler à résoudre le contentieux frontalier, parce que les parties étaient conscientes que le «problème territorial posé par la délimitation imposée arbitrairement par la France entre les deux pays trouvera sa solution dans les négociations entre le gouvernement du Royaume du Maroc et le gouvernement de l'Algérie indépendante ». On le constate, il n'y avait pas de quoi fouetter un chat, puisque manifestement il n'était demandé que d'ouvrir, sérieusement, honnêtement et aimablement, des conversations fraternelles pour essayer de bâtir un avenir commun paisible, qui serait sous le signe de la coopération assumée naturellement. Il y eut donc promesse qui viendra à échéance à la mi-juillet 1962 - une date qui est célébrée aujourd'hui pour une cinquantenaire plutôt quelconque. C'est en tout cas une histoire qui a débuté deux ou trois ans après que le Maroc ait accédé à l'indépendance et que le général de Gaulle soit revenu au pouvoir après mai 1958. Ce dernier s'ouvrit à son «Compagnon de la Libération», Mohammed V, pour entamer des pourparlers à propos de ces territoires autour de Tindouf, Béchar, Touat Gourara, Tidikelt, Bou Denib, Saoura à l'est de la Hamada du Guir afin d'aboutir, clairement, au détachement de ces provinces pour les adjoindre à leur légitime propriétaire, qui est le Royaume du Maroc. Ce Ferhat Abbas savait la réalité de l'offre française, avec toutes les arrières-pensées d'obtenir le lâchage par le Maroc de l'Algérie combattante. Le souverain de l'indépendance eut un réflexe de haute noblesse, puisqu'il préféra, sans hésitation, adopter l'attitude la plus digne. Le père de Hassan II décida que «toute négociation qui s'engagerait avec le gouvernement français actuellement [1958], en ce qui concerne les prétentions et les droits du Maroc, sera considérée comme un coup de poignard dans le dos de nos amis algériens qui combattent, et je préfère attendre l'indépendance de l'Algérie pour poser à mes frères algériens le contentieux frontalier». Cette position, remarquable par son élévation d'esprit et du cur, fut respectée par la totalité de la classe politique de l'époque, parce qu'on mettait, au-dessus de tout le credo de l'unité des peuples en une seule entité maghrébine égalitaire. Il n'y eut qu'une unique prévention déclarée explicitement à notre connaissance. Le fqih Mohamed Ghazi, un des dirigeants du parti de l'Istiqlal d'origine fassie, solitaire sceptique qui s'était avéré Cassandre à cette époque, quand les tout nouveaux patrons de l'Algérie souveraine lui donnèrent, malheureusement, raison sur toute la ligne en affichant une amnésie complète, reniant leurs engagements et oublieux de la dette d'honneur contractée à l'égard d'un voisin frère, qui a été scrupuleux dans le respect du devoir de solidarité. Vains espoirs qui ne générèrent que dialogues de sourds entre Alger et Rabat, avec le hiatus douloureux de la Guerre dite des Sables en l'automne 1963, qui ne résolut rien et remit plutôt aux calendes grecques une diplomatie africaine naissante, improbable, inefficace et mal embouchée. Les affrontements fratricides autour de Figuig, Tindouf et ailleurs aux frontières imprécises et indécises se soldèrent, l'ambiguïté géopolitique et bipolaire dans le monde à l'époque aidant, par une victoire militaire du Royaume, mais en revanche par le renforcement de l'acquis politique de la nouvelle et jeune république du Maghreb central. Jusqu'à aujourd'hui, l'affaire en restera là, sans que se dessine, à un moment ou un autre, de vraies perspectives de solution pérenne, l'Algérie se laissant porter par le dogme (et s'y agrippant), préjudiciable au Maroc. Celui principalement de «l'intangibilité des frontières héritées du colonialisme», principe fondateur comme on le sait de l'Organisation de l'unité africaine (OUA). Les décennies suivantes passèrent dans une atmosphère de défiante morosité, jusqu'au moment où l'armée marocaine se heurta aux forces algériennes en plein Sahara occidental marocain, alors que les Espagnols évacuaient l'ancienne colonie après l'accord de Madrid, au lendemain de la Marche Verte. Une, deux batailles mirent aux prises violemment à Amgala des unités des deux pays. Les Marocains avaient annoncé leur présence dans le territoire recouvré, par contre les Algériens ayant été pour leur part pris «la main dans le sac», eux qui juraient leurs grands dieux qu'ils n'avaient aucun intérêt, même de détail, dans la question du Sahara et donc qu'on ne constaterait aucune immixtion d'aucune sorte dans la question du Sahara. Il n'est pas nécessaire dans cette chronique de revenir sur l'offensive tous azimuts d'envergure menée par une Algérie agressive à l'extrême comme jamais, pour défaire son voisin de l'ouest, le mettre à genoux et annihiler ses capacités de résistance. Pour arriver à ces objectifs peu glorieux, le président Houari Boumédienne, entouré de son équipe du Conseil de la révolution et du gouvernement, ne travaillait que pour un seul objectif : contraindre le Maroc à accepter la victoire supposée de l'Algérie sur le reste des pays du Maghreb, dont principalement sur le Maroc. L'Algérie, hégémon dominateur sans partage, tel est le rêve des dirigeants de nos frères d'au-delà le fleuve Moulouya - dont particulièrement et actuellement, bien entendu, Abdelaziz Bouteflika. L'amnésie n'en finit pas d'opérer ses ravages A suivre