Favorisé par ennemi et intérêt communs, le rapprochement américano-iranien bouleverse la donne régionale et irrite l'Arabie Saoudite, rival sunnite de l'Iran chiite. Il est des coïncidences si troublantes qu'il est difficile de ne pas leur donner du sens. C'est le cas de l'invitation surprise pour la conférence de paix sur la Syrie lancée à l'Iran par le secrétaire général de l'ONU Ban Ki Moon à la veille de la première levée partielle des sanctions contre la République Islamique. Certes, la colère de l'opposition syrienne aura contraint Ban Ki Moon à faire marche arrière pour sauver une conférence déjà bien mal partie. Mais ce « doublé » symbolise le début de la fin de l'isolement de Téhéran sur la scène internationale et son rapprochement avec les Etats-Unis. La réaction irritée des Américains à l'invitation de l'Iran à Genève2 n'y change rien. Personne ne croit en effet que Ban Ki Moon ait pu prendre cette décision seul et sans un feu vert implicite ou explicite de Washington. Dans ce contexte, la demande américaine de retirer cette invitation a semblé surtout destinée à calmer l'opposition syrienne – qui ne pouvait accepter à la table de négociation un allié aussi fidèle d'Assad – afin qu'elle ne boycotte pas Genève2 alors que Washington et Moscou ont eu tant de mal à obtenir sa participation. Les djihadistes, ennemi commun En dépit de ce psychodrame diplomatique, le rapprochement entre Téhéran et Washington entamé à la faveur de l'élection en juin du président « modéré » Hassan Rouhani, est bel et bien engagé. Ce (timide) dégel est favorisé par la perception des Américains et des Iraniens qu'ils ont un ennemi commun : la menace djihadiste sunnite. Pour les Etats-Unis, Al Qaïda – bête noire de Téhéran – constitue une menace bien pire que Bachar Al Assad en Syrie. Américains et Iraniens, ainsi d'ailleurs que les Russes, soutiennent en outre le régime de Nouri El Maliki en Irak qui est confronté aux sunnites radicaux. Téhéran, très proche du pouvoir chiite de Bagdad, a même proposé d'envoyer en Irak des troupes au sol pour combattre Al Qaïda ! Tout cela fait que l'Iran apparaît aujourd'hui comme un pays pouvant éviter que l'Irak sombre dans un chaos total après le retrait américain et avoir une influence décisive en Syrie en raison de ses liens avec Damas et le Hezbollah libanais – dont les quelques 5000 membres et cadres présents en Syrie combattent au côté de Assad et entraînent ses milices. La montée en puissance du rival iranien alarme Ryad Bien sûr rien n'est définitivement acquis et les discussions à venir avec la République Islamique sur le nucléaire s'annoncent serrées. Mais la population et l'économie iraniennes ont besoin d'une levée des sanctions pour reprendre les exportations d'hydrocarbures, différentes activités commerciales et récupérer progressivement quelques 5 milliards d'euros d'avoirs gelés à l'étranger. C'est la raison qui a conduit Téhéran à « jouer le jeu » – terme de l'Agence internationale de l'énergie atomique pour expliquer la première levée de sanctions – en arrêtant tout enrichissement d'uranium au-delà des 5% autorisés et en s'engageant à ne construire aucun nouveau site d'enrichissement pendant six mois. En attendant de savoir si cette bonne volonté iranienne perdure, la détente américano-iranienne change profondément la donne dans la région. Inquiétant au plus haut point Israël, elle alarme tout autant l'Arabie Saoudite sunnite qui croit si peu que les Iraniens n'ont pas d'ambition nucléaire militaire que les deux pays auraient, dit-on, noué de récents contacts...Ryad voit surtout d'un très mauvais œil son ennemi et rival régional de toujours – l'Iran chiite – redevenir un acteur incontournable et apparaître comme la puissance capable de peser sur deux conflits régionaux majeurs : l'Irak et la Syrie où Saoudiens et Iraniens se livrent une guerre par procuration par groupes djihadistes et Hezbollah interposés. Cette guerre s'est d'ores et déjà exportée au Liban où les attentats des uns et des autres se succèdent. Griefs saoudiens Dans ce contexte, la crise de confiance entre Ryad et Washington est bien réelle en dépit des déclarations se voulant rassurantes du secrétaire d'Etat américain John Kerry pour son grand allié saoudien. On est certes loin de la rupture. Ce sont les Etats-Unis qui assurent la sécurité de l'Arabie Saoudite et le pacte du « Quincy », par lequel Washington garantit la stabilité du royaume et Ryad l'approvisionnement énergétique de l'Amérique, a été renouvelé pour soixante ans en 2005 par George W. Bush. Cette « assurance » n'empêche pas les responsables du royaume d'exprimer leur aigreur. « Nous préserverons la stabilité régionale avec ou sans l'Occident », titrait récemment un journal saoudien, reprenant une déclaration de l'ambassadeur saoudien à Londres Mohammed ben Nawaf au New York Times. Ce dernier y critiquait vivement l'assouplissement des positions occidentales face à l'Iran et le manque de fermeté à l'égard de la Syrie, ajoutant : «Si il le faut, Riyad prendra seul ses responsabilités régionales». Allusion à la réticence des Américains à garantir aux Saoudiens qu'ils « garantiraient la sécurité du Golfe » en cas de frappes contre le régime syrien ? Second rôle français risqué Quoi qu'il en soit, les griefs de Ryad à l'encontre de Washington se multiplient : conclusion de l'accord sur le nucléaire iranien ; volte face d'Obama qui a abandonné son projet de lancer des frappes contre Assad renforçant ainsi de facto le dictateur syrien ; éviction de l'Egyptien Hosni Moubarak au profit du Frère musulman Mohamed Morsi, allié du Qatar ; refus américain de soutenir clairement le nouvel homme fort du Caire, le général Al Sissi ; réduction de l'aide militaire américaine à l'Egypte. Sans parler de l'autosuffisance future de l'Amérique en pétrole qui l'amènerait à regarder son allié saoudien avec plus de détachement ou de la volonté de Barack Obama de se désengager au plus vite de la région au profit de l'Asie-Pacifique où il entend basculer le gros des forces navales américaines ... Une brèche dans laquelle la France tente de s'engouffrer en épousant les thèses du royaume wahabite sur le nucléaire iranien. Objectif : conforter ses parts de marché en Arabie Saoudite et dans le Golfe, quitte à s'aliéner un marché iranien de 75 millions d'habitants. Premier acquis : Riyad a versé en décembre trois milliards d'euros à l'armée libanaise pour acheter des …armes françaises. Positionnement risqué car il identifie Paris au seul « camp sunnite », ce second rôle français illustre en tout cas le grand bouleversement en cours dans la région