Au crépuscule de son parcours, Othman Benjelloun brille par son silence. L'actualité de sa banque occupe les devants de la scène (avec la montée dans le capital cette semaine du Crédit Mutuel-CIC) et le deal Orange-Méditel fait le buzz des salons d'affaires. Mais lui reste silencieux. Il est partout et nulle part. Pourquoi ne parle-t-il pas ? Pourquoi ne dit-il jamais rien ? Cet homme, pas vraiment un self-made man, mais pas non plus un héritier, cet homme, dont l'allure le distingue des autres, ne dit rien. Chirac parlait de Juppé en ces termes : «C'est le meilleur d'entre nous». Beaucoup diraient de même à propos Othman Benjelloun. Le nom sonne comme un gong, un appel au respect. Ce patronyme hante l'imaginaire populaire pendant plus de trente ans. Parangon de la réussite, on jauge l'ambition à l'aune de sa grandeur «Chkoun n'ta? Othman Benjelloun ?». Ses choix stratégiques autant que ses préférences vestimentaires fascinent, on aime en parler, on se gargarise de ses prouesses dans le business, on lui prête des groupes qu'il ne possède pas, des entreprises qu'il n'a pas encore rachetées. La success-story à l'américaine, c'est lui. Chez nous, toutes proportions gardées, il est l'équivalent de Rupert Murdoch, le pape de l'audiovisuel anglo-saxon, saint-père de l'ultraconservatrice Fox news et de la racoleuse Sky network. Mais Murdoch, lui, parle, s'exprime, raconte son épopée. Il ne lui est rien de plus plaisant que de s'étaler sur ses échecs, d'amplifier ses réussites. Ses autobiographies officielles sont légion et comprennent un festin d'anecdotes. Le grand-public s'en repaît. Il n'est rien de plus instructif que de se saisir du parcours d'un grand. La réussite comporte des responsabilités. Il faut parler, transmettre, mettre en garde contre les écueils. Un banquier muet Comment donc s'inspirer de son itinéraire ? Par quel moyen peut-on en faire un modèle à suivre.? Le lord of the banks est muet, une discrétion inopportune s'est chevillée à son corps. Pourtant, à presque 80 printemps, il est nécessaire qu'il transmette. Nous aimerions tellement en savoir plus. En 2007, nos confrères de TelQuel s'étaient vu accorder un entretien intime dans le saint des saints de l'inaccessibilité. Le bureau de Othman Benjelloun. L'amorce de l'article serpente en descriptions des lieux. La solennité est parfaitement saisie, or, lorsqu'on lui donne la parole, le président se fait peu disert. A peine glane-t-on quelques confidences stériles : «Je viens de recevoir cette toile» confie-t-il à propos d'un tableau de maître le dépeignant. Face à son mutisme, nos collègues n'en démordent pas, ils tentent de lui soutirer des confidences. Qu'en est-il de son rapport avec Westinghouse, consortium américain officiant dans la vente d'armes? Poussif, il lâche un : «Je ne me souviens pas» décevant. Au fil de l'entretien, l'homme se claquemure et le reste du récit ressemblera à tous les autres : un inventaire de réalisations trempé dans la neutralité. Le parcours de l'homme est sidérant, malgré le fait que nous n'en connaissions que les grandes lignes. Celui dont les moindres pas font les manchettes de journaux, réussit l'exploit de ne rien livrer de lui même. Quant un des individus les plus puissants du pays refuse de partager, c'est d'une somme d'expériences à nul autre pareil dont on sera à jamais orphelin. Flash-back. Dans les années 50, Othman, alors adolescent, foule le sol helvète pour se former au commerce. Il fréquente les amphis de l'école polytechnique de Lausanne. On le dit épris d'architecture. De quel style d'architecture au juste? Qui lui a transmis l'amour des formes. Pourquoi a t-il abandonné ce rêve initial pour les affaires ? Grand silence. De retour au pays, diplôme sous le bras, il initie sa légende. D'abord avec son frère aîné Omar dont l'association débouche sur de grandes envolées. Ensemble, ils font leurs gammes dans l'industrie lourde et, peu ou prou, se spécialisent dans les chaînes de montage automobiles. Ils décrochent des joint-ventures avec les leaders du métier. Volvo et Goodyear pour ne citer que ceux là. Par quel moyen convainc-t-on un responsable suédois de la viabilité d'un investissement au Maroc ? Quelle petite phrase a décroché l'affaire ? De quelle nourriture s'est-on sustenté pendant les pourparlers.? Quelle leçon peut-on dériver de cette première phase d'un itinéraire épique. La jeunesse et la fougue s'émoussent pour céder place à la robustesse de l'âge mûr. En 1988, il a une intuition, racheter la RMA. Profitant du vieillissement de son conseil d'administration, il avance une offre. Le rachat s'opère et Othman Benjelloun est nommé président de conseil de la compagnie d'assurances. Là encore, a-t-il entrevu quelque chose ? Se doute-t-il d'une explosion prochaine du secteur et si oui, comment explique-t-il cette prémonition ? Vient le principal fait d'armes du lord. En 1995, l'Etat privatise et Othman Benjelloun fond sur une proie de choix. La BMCE. Il se drape de la cape de banquier que lui connaissent les générations actuelles. Cette acquisition le consacre. A l'époque, tout lui sourit, les affaires sont florissantes. A telle enseigne qu'il s'offre la Watanya à 3 milliards de dirhams. Porté aux nues par ses pairs et les médias, il s'emballe. En 1999, le pays découvre le portable, le créneau promet une croissance à 2 chiffres sur au moins dix ans. Patatras, Othman rassemble un tour de table, la CDG, Telefonica et Portugal Télécom. Il obtient la deuxième licence GSM du royaume, moyennant un chèque de 11 milliards de dirhams remis à l'Etat. Dans l'euphorie, Méditel voit le jour. Que se passe-t-il à ce moment précis. A-t-il été grisé par autant de conquêtes ? Son ego franchit-il une ligne rouge ? Quelles garanties a-t-on donné aux Ibériques pour avaliser l'investissement ? La platitude des faits passe sous trappe tout un cycle de tractations, là encore l'histoire manque d'épaisseur. Le silence de Othman Benjelloun est imperméable aux soubresauts de la vie. Dans la réussite comme dans l'échec, le mystère est soigneusement conservé. Tandis que Steve Jobs, Donald Trump et Rockefeller, arrondissent leur postérité dans les comptes rendus détaillés de leur traversée du désert, Sir Othman lui, se tait. Il n'expliquera jamais que son appétit de rachats d'actions SNI fâchera au plus haut niveau, il n'avouera jamais être tombé en semi-disgrâce suite à sa tentative de contrôle du capital de l'ONA à travers un jeu complexe de prises de participations. Pourtant, maintenant qu'il y a prescription, pourquoi ne tire-t-il pas le voile sur cette période ? Pourquoi n'en partage-t-il pas les enseignements ? En 2003, Mounir Majidi pilote avec succès l'absorption de Wafabank par la BCM, un monolithe bancaire se crée. Entre le DG de Siger et Othman Benjelloun, il y a comme un froid. Les ego de deux prédateurs s'acclimatent mal à l'entente cordiale. Les performances de BMCE Bank fléchissent, la crise des marchés financiers plombe les cours de l'action. C'est l'effet Domino. Les ratios de solvabilité de la Bank sont pointés du doigt par Bank Al Maghrib. On croit à la déconfiture d'autant que les branches étrangères du groupe Finance.com ne décollent pas et Méditel absorbe plus de cash qu'il n'en produit. Au cœur de la tempête, le vieux briscard imite le roc. Il se fait de nouveau taiseux et s'active dans les coulisses pour préparer son rebond. S'est-il rappelé d'un conseil paternel ? Ou est-il allé puiser pour imaginer une suite heureuse à son aventure ? Nous ne le saurons jamais. Pour autant, les faits sont là. En 2005, c'est l'éclaircie, les filiales de Finance.com, à commencer par Méditel, deviennent profitables, les liquidités coulent à flots. Benjelloun en profite pour s'agrandir. Chauvin, il rêve d'exporter le génie des affaires made in Morocco. Le plantage de Finatech Son ambition s'incarne en une prise de participation de 35 % dans le capital de Bank of Africa. Suivra la création très symbolique de Médi Capital Bank au cœur de la City londonienne. La presse nationale ajoutera désormais une particule à son prénom. Il devient «Sir» Othman. En 2007, on organise une cession plénière pour annoncer les résultats annuels de BMCE Bank. Dans la salle, le personnel joue des coudes pour apercevoir la dégaine du maître des lieux. Lorsqu'il s'engage sur le podium, il est accueilli par une marée de T-shirts marqués d'un «Merci président» on ne peut plus éloquent. Quatre ans plus tôt, il octroyait des crédits aux employés de la banque afin qu'ils rachètent des actions de leurs entreprises. C'est le jackpot, les plus-values raviront les syndicalistes les plus hargneux. Que ressent-il devant les vivats de ses troupes ? Fierté, humilité, orgueil ? Le silence perdure. Othman Benjelloun continue à peaufiner son tableau de chasse. En début d'année, il rachète avec la CDG les parts de Telefonica et Portugal Telecom dans Méditel. Un décaissement de 800 millions d'Euros. C'est l'année de la crise, les entreprises tombent et dégraissent. Surgit l'affaire Legler SPA. Ce géant du textile dont le fond de roulement est financé par la BMCE à hauteur de 800 millions de dirhams, craque devant un carnet de commandes vidé. Les actionnaires italiens fuient le navire. Redressement judiciaire et charrette sociale s'ensuivront. La banque essuie les plâtres, son titre s'effondre. On provisionne une perte au titre de la créance irrécouvrable. L'annonce de mise en faillite de Legler ne pouvait pas plus mal intervenir. En effet, la nouvelle tombe à quelques jours du cinquantenaire de la BMCE. L'événement aura quand même lieu dans le faste de l'Amphitrite palace de Skhirat, mais sera tâché par le contexte. Résultat des courses, la banque, dont un stress test révèle une sensibilité accrue au risque (autour d'un milliard de dirhams) pose un genou à terre. Sir Othman est d'autant plus touché que Médi Capital bank, son fantasme londonien fait, lui aussi, pschitt. On ne reprochera jamais à Sieur Benjelloun son côté «vieille école», et c'est là le paradoxe de l'homme. Dans un contexte économique morose, où il est conseillé de se replier sur ses métiers de base, le président, se voulant hip, n'en a cure. Il décide de mettre un pied dans les nouvelles technologies. En 2007, il monte Finatech, firme high-tech généraliste au sein de laquelle les nanotechnologies taquinent les services bancaires lesquels flirtent avec les infrastructures réseaux. Le groupe s'étoffe rapidement de 18 entreprises. L'investissement avoisine les 600 millions de dirhams. Rachid Sefroui, DG de Finatech, ne manque pas d'ambition, au vu du chiffres d'affaires réalisé par l'entreprise, 450 millions de dirhams en deux ans d'existence, ce dernier vise l'IPO. Une déconfiture embarrassante s'ensuivra. Le CDVM refuse catégoriquement le projet d'introduction du holding arguant une opacité suspecte de sa comptabilité, un business plan boiteux et nombre d'anomalies dans la note d'introduction. Douche froide pour Monsieur Benjelloun. Ressent-on de l'amertume ? S'en veut-t-on d'avoir fait de mauvais choix ? Aucune confidence ne viendra, là non plus, éclairer nos interrogations. Aujourd'hui, alors que le pays vit une grave crise des liquidités, que le secteur immobilier est en net recul, que le prix du blé tendre caracole, que les comptes publics se dégradent et que la loi de finances promet des mesures drastiques, Sir Othman s'active en coulisses pour irriguer l'économie d'un nouvel influx de cash-flow. Le rapprochement Orange-Méditel, s'il se réalise, résultera sur une injection de 650 millions d'euros. Grande aubaine pour les finances publiques (entrée salutaire de devises pour le pays). On dit Sir Benjelloun profondément concentré sur l'affaire. Joue-t-il là son dernier grand coup ? Alors que la pérennité de nos équilibres macro-économique est en jeu, est-il nécessaire de draper les tractations avec FT dans le secret ? Ne faudrait-il pas en parler au contraire, se prêter au jeu des petites phrases, agiter l'alternative Ettissalat afin d'apprécier, pour le même niveau de participations, l'investissement d'Orange en numéraire. Le géant français, 3è opérateur mondial, est capable de surenchérir, s'emploie-t-on dans cette direction ? Mystère et boule de gomme. Fidèle à son suprême mutisme, Othman Benjelloun ne pipe mot. La légende peut continuer. Mais nous pensons que Monsieur le président doit parler. Cette soif de savoir est légitime. Dans ce pays, hormis peut être un certain Miloud Chaabi, personne ne peut s'enorgueillir d'avoir le CV de Sir Othman. Au fil des générations, ce Midas marocain s'est imposé comme un stratège hors du commun doublé d'un négociateur de génie. Tant de sagesse, tant de savoir-faire ne sauraient se résumer à des faits, à une procession infinie de dates d'acquisition, de rapports de performances, d'articles de presse pâlichons. Au delà du palpable, nous estimons qu'il lui est capital de nous transmettre la réalité à travers son prisme personnel. A 80 ans, la crinière se fait moins épaisse, les reflexes plus lents...la mémoire moins vive. Partir sans laisser une trace écrite et intimiste de son prodigieux parcours serait un sacrilège. Alors, s'il vous plaît monsieur le président, à défaut de tout nous dire, promettez nous au moins... des mémoires. Réda Dalil 1988 Reconversion réussie Opérant depuis de longues années dans le secteur de l'industrie, Othman Benjelloun s'oriente vers les finances et ce, à travers le rachat de la compagnie Royale marocaine d'assurance (RMA). Fondée il y a plus de 60 ans par une dizaine de nationalistes dont son père, la société a fusionné en 1988 avec la Watanya pour donner naissance au leader du secteur des assurances RMA Watanya. 1996 Acquisition de la BMCE Grâce à l'expérience et la richesse acquises au sein de la RMA, Benjelloun saisit l'occasion offerte par le climat de privatisations entamées à l'époque par l'Etat et rachète la BMCE. L'homme d'affaires et des finances ne ménagera pas ses efforts pour la moderniser et en faire ainsi l'une des plus prestigieuses banques sur les plans national et continental. 1999 Expérience des télécoms Grâce à l'ouverture et la libéralisation que connaît le secteur des télécommunications, Othman Benjelloun fait une grande percée dans ce domaine. En effet, il s'associe à Telefocina et Portugal Telecom et réussit ensuite à remporter la deuxième licence GSM. Dix ans après la naissance de Méditel, Benjelloun rachète en collaboration avec la Caisse de dépôts et de gestion (CDG) les parts de ses partenaires étrangers et devient, de ce fait, l'homme fort du deuxième opérateur télécom. 2006 Cap sur l'international Othman Benjelloun achète en 2006 la célèbre Bank of Africa, classée 3è plus grande institution bancaire au continent noir. Un an après, il décide d'investir la Grande Bretagne et y installe sa filiale bancaire Medi Capital Bank. Une nouvelle consécration pour l'homme d'affaires. 2009 Conjoncture difficile Les temps deviennent rudes. Le redressement judiciaire que connaît Legler Maroc, le géant du textile, porte un coup dur à l'empire de Benjelloun. Et pour cause, la BMCE s'était fortement engagée dans ce dossier à hauteur de 800 MDH. Benjelloun décide alors de faire appel à l'aide de l'Etat, à cause de la chute que connaît le cours de l'action de la BMCE. Un an après, 8% de la banque est détenue par la CDG. 2010 Partira, partira pas ? Les rumeur circulent depuis quelque temps dans les milieux d'affaires quant à un possible départ de Othmane Benjelloun de BMCE Bank. Pour succéder au PDG de la banque, deux noms sont avancés : Mounir Chraïbi, l'ex-wali de Marrakech et Chakib Benmoussa, l'ex-ministre de l'intérieur. Sir Othman maintient son silence légendaire.