Déformation d'écrivain, je me surprends souvent à brosser le portrait intérieur de ma mère en me demandant ce qu'elle ferait si elle savait lire et écrire» nous dit Mustapha-Kébir Ammi en regard d'une photographie d'Aljia Lachi Ammi sur laquelle s'ouvre «Ma mère» (éd. Chèvre Feuille étoilée, 2008). C'est un recueil de textes de 29 auteurs convoqués à se confier par Leila Sebbar. Mais que serait le portrait d'un écrivain maghrébin ayant veillé à permettre, à favoriser ou à impulser l'alphabétisation de sa propre mère plutôt que de compiler, comme il arrive quelquefois, des réitérations fabriquées sans flamme sur des thèmes déjà traités par d'autres avec plus d'ardeur ou de verve ? Du moins ce volume-ci contient-il quelques perles rares. Marcel Benabou y raconte ses conversations avec sa mère et soudain : «Ces récits, ces anecdotes, ils étaient si précieux à ses yeux qu'elle osa un jour se lancer dans l'exécution d'un projet qui lui trottait dans la tête depuis longtemps : confier à l'écriture les plus importants de ses souvenirs. Soir après soir, avec une persévérance touchante, elle avait réussi à remplir de son écriture fragile et appliquée une petite liasse de feuillets arrachés à un cahier d'écolier». Luna Benabou, née en 1900 à Rabat, était persuadée que cela pourrait servir un jour à son fils. De fait, on se souvient de l'enchantement que fut la lecture de «Jacob,Ménahem et Mimoun. Une épopée familiale» (Seuil, 1995) où Marcel Benabou mettait sa formation d'historien au service des ses dons de conteur. Amusant est le propos de Djilali Bencheikh qui souffrait, lui, de devoir, à l'imitation de sa fratrie, appeler sa mère Lella, un titre digne des saintes ou des princesses, et rêvait de pouvoir dire Mma comme les autres enfants. Un jour, il parvient à «exhaler le mot interdit» ! Drôle aussi, Vincent Colonna dont la maman, Fanny, auteure elle-même, réagit négativement à l'écrit filial : «Ce texte porterait atteinte autant à ma personne privée et publique, qu'à ta réputation d'écrivain». Vincent l'avait pressenti qui jugeait le texte réclamé par Leila Sebbar «tâche impossible. Trop d'emmerdes». Aussi tenta-t-il de faire de cette intuition un calligramme… On aime le témoignage de Benamar Médine au sujet de Rahma : «Pour triompher dans la lutte darwinienne pour la vie menacée par la faim totalitaire, le typhus, le trachome, ma mère, pour sauver ses petits, s'est faite général en chef». Et comment oublier le portrait en buste de la mère de Noureddine Saadi, orphelin alors qu'il n'était «vieux que de trois ans» ? Le récit le plus pathétique est celui de Boualem Sensal. Il fit connaissance de sa mère à six ans : «Nous entendait-elle je ne sais pas, elle ne disait rien, elle riait, pleurait, hoquetait, nous caressait les cheveux, nous embrassait, pendant qu'à trois voix nous lui racontions notre vie passée chez grand-mère, (…) nous avions vite compris qu'entre les deux femmes il y avait un mur de haine». Sophie Bessis note, avec raison, en préface de «Ma mère», que «les hommes de la Méditerranée semblent-pour la plupart –se concevoir ( ?) avant tout comme les fils de leur mère». C'est bien le sentiment que l'on éprouve en lisant le «Journal 1928-1962» de Jean El Mouhoub Amrouche (Non Lieu, 2009) présenté par Tassadit Yacine Titouh. Ce journal invite à relire «Chants berbères de Kabylie» (L'Harmattan, 1986) où Jean Amrouche est autant poète que traducteur : «ô maman, décide pour moi, / Dois-je partir, dois-je rester ?/ Partir ? La mer est démontée !/ Rester ? Le fleuve m'engloutit». Cependant, la mère de Jean Amrouche, Fadhma Aït Mansour, s'est racontée dans «Histoire de ma vie» (Maspéro, 1968) ouvrage devenu célèbre.