Les stations de bus et de taxis de Rabat sont parasitées, depuis quelques mois, par des « khettafa ». Agissant en toute illégalité, ces chauffeurs improvisés slaloment entre les patrouilles de police et les chauffeurs de taxi qui leur déclarent désormais une guerre ouverte. Les passagers, eux, leur doivent une fière chandelle. Jeudi. 12h15. En quelques minutes, les rues du quartier Agdal de Rabat noircissent de monde. C'est la pause déjeuner. Pendant que certains se demandent dans quel restaurant, snack, ou laiterie ils vont bien pouvoir se remplir la panse, d'autres optent pour un bon plat concocté chez eux. Reste à trouver le bon moyen de transport. Le tramway ? Il ne mène pas jusque dans mon quartier. Le bus ? En grève. Le grand taxi ? Ils font leur propre loi. Pendant qu'ils réfléchissent devant leur station de bus ou de taxi, une voiture banalisée s'arrête. « Qui va à Youssoufia ? ». Les non avertis sont surpris. Les habitués montent dans le véhicule sans se faire prier. Ils ont à faire, comme souvent dans la semaine, à un « khettaf », un « voleur de places ». En somme, un inconnu qui n'a ni le droit ni le statut légal pour les emmener à bon port. Mais qui le fait, moyennant un tarif moyen de 5 dirhams. « Une fois, j'ai été surpris de voir une femme conduire. Elle était bien habillée, et n'avait pas l'air dans le besoin ». Omar, étudiant. A Rabat et dans son agglomération, les « khettafa » sont légion. La cause, tous les Rbatis la connaissent. « Tout a commencé par la chute de l'ancienne société de bus. Avec sa faillite, c'est le train train quotidien de milliers d'usagers des transports en commun qui a été chamboulé, devenus malgré eux esclaves de ces marchands de places », nous décrit Adil, un habitué des « khettafa ». Pour Lamia, ce n'est pas une bonne alternative, mais « c'est la solution qu'on a trouvée pour faire face aux problèmes de transport récurrents commes les grèves ». Petits ou grands véhicules, en bon ou mauvais état, voiture de service ou immatriculée à l'étranger, ils prennent toutes les formes, si bien qu'il est difficile de les reconnaître. « Ils sont jeunes, vieux, ou entre deux âges. Parfois tu tombes sur des visages qui t'inspirent confiance et parfois tu te dis que tu ne monteras pas, même si on t'offrait tous les trésors du monde », lance Adil. C'est qu'il faut bien choisir son « khettaf ». Fatima, quant à elle, fait jouer son feeling. «Quand je vois des femmes parmi les passagères, je monte, ça me rassure. Dans le cas contraire, j'évite », nous confie-t-elle. Dans le rang des « khettafa », on trouve d'ailleurs également des femmes. « Une fois, j'ai été surpris de voir une femme conduire. Elle était bien habillée, et n'avait pas l'air dans le besoin », nous confie Omar, étudiant qui emprunte de plus en plus souvent ce moyen de transport. Être khettaf est également devenu un bon moyen d'arrondir ses fins de mois. « Des femmes m'ont dit, avant de monter dans une voiture banalisée : “ Monte ! N'aie pas peur de ce khettaf, c'est un policier” ». Majda, une habituée. Certains khettaf sont connus parce qu'ils viennent tous les jours aux mêmes endroits. Ils réussissent ainsi à établir un climat de confiance avec les passagers, pas toujours rassurés au début, et à se constituer leur propre clientèle. Adil les trouvent même plus flexibles que les chauffeurs de taxis. « Même si leur motivation est exclusivement matérielle, n'empêche que l'on tombe quelquefois sur des khettafa très compréhensifs qui offrent volontiers leur aide et vont parfois jusqu'à déposer leurs passagers à la porte de leur domicile ». Fatima défend un avis opposé. «Ils deviennent comme les chauffeurs de taxi. Ils promettent d'abord qu'ils vont te déposer à tel endroit pour ensuite t'abandonner à des dizaines de mètres de ta destination». Pour que les passagers frileux leur fassent confiance, certains vont jusqu'à sortir des cartes pour le moins improbables. « J'attendais le bus quand des femmes m'ont dit, avant de monter dans une voiture banalisée :“ Monte ! N'aie pas peur de ce khettaf, c'est un policier” », nous raconte Majda, que cet aveu laisse perplexe. Quand ils ne mettent pas en péril leurs passagers, les khettafa sont souvent eux-mêmes en danger. Ils peuvent se faire prendre à partie par les chauffeurs de taxis qui rêvent du jour de leur disparition, comme ils peuvent être pénalisés par la police qui, tantôt, ferme les yeux, tantôt leur extorque de l'argent. « Parfois, la pression des passagers fait en sorte que les policiers sont obligés de faire comme si de rien n'était », nous expose Adil. Mais ce n'est pas toujours le cas. Cette expérience n'a pas découragé Adil, et bien d'autres, à continuer à emprunter ces transports. « Je continue à emprunter les khettafa, par obligation et à contrecœur, tout en espérant qu'on ne se fera pas arrêter », espère Adil. Malika, quant à elle, se souvient que lorsqu'elle était étudiante à Settat, ces véhicules lui avaient rendu service à plusieurs reprises. « J'étais juste contente d'en trouver un au milieu de nulle part pour me ramener chez moi ». Avant d'ajouter. « Ce sont généralement des gens qui sont au chômage et qui cherchent un moyen de gagner leur vie pour ne pas mendier ou voler. C'est le même problème que les marchands ambulants. Les raisons sont souvent nobles mais on ne peut pas vivre dans l'illégalité et l'approximatif toute notre vie. Sinon c'est l'anarchie ». Si plusieurs ferment les yeux sur ce phénomène pourtant flagrant dans la capitale, c'est que les « khettafa » semblent arranger plusieurs parties. Les « voleurs de place » repoussent la date à laquelle le ras-le-bol des usagers des transports en commun éclatera pour de bon. « Les khettafas sont la manifestation d'un problème et non une solution ; cela peut mettre la sécurité et même la vie des citoyens en danger », remarque Lamia. Finalement, si leur interdiction s'impose, elle ne pourra se faire sans avoir, au préalable, trouvé une solution durable aux transports en commun. Aucun article en relation !