Comme chaque année, le magazine américain Forbes a publié son fameux classement des hommes les plus riches de la planète. Encore une fois, je n'y étais pas... Mais, petite consolation, c'est à chaque fois l'occasion de commenter la liste d'un air entendu, et d'essayer d'imaginer ce que représentent ces fortunes gigantesques. Le plus frappant, ces dernières années est l'arrivée dans les dix premières places de nouveaux personnages en provenance de pays du Sud. On trouve donc en tête du classement le mexicain d'origine libanaise Carlos Slim Helù, président, entre autres, du groupe de télécommunications Telmex, on encore les indiens Mukesh Ambani (Reliance Industries) ou Lakshmi Mittal (Arcelor Mittal). Les Brésiliens ont aussi leur champion, Eike Batista, fondateur du holding EBX et à la tête d'une fortune estimée à 27 milliards de dollars. L'apparition de ces nouveaux puissants de notre monde n'est pas seulement anecdotique, elle représente parfaitement l'émergence de nouvelles puissances à l'échelle des nations, et la mise en place d'un nouvel équilibre mondial où le Sud a une place prépondérante. Jim O'Neill, le chef économiste de Goldman Sachs, a utilisé en 2001 dans une de ses recherches l'acronyme des «BRICs», pour représenter le groupe formé par le Brésil, la Russie, l'Inde et la Chine, et l'expression est depuis restée célèbre. La thèse principale de l'étude, qui depuis a été reprise et actualisée maintes fois, affirmait l'énorme potentiel de ces quatre pays et prévoyait qu'ils pouvaient devenir les puissances dominantes en 2050. Ces dernières années n'ont fait que confirmer cette thèse. À l'heure actuelle, leurs économies combinées représentent le quart des terres mondiales, plus de 40% de la population de la planète et près de 15% du produit intérieur brut global. Surtout, les BRICs bénéficient toujours de taux de croissance parmi les plus élevés au monde. Ce poids économique gigantesque prend encore plus d'ampleur lorsqu'ils commencent à afficher une volonté commune de créer un club politique ou une alliance, de façon à convertir leur puissance économique en force politique. Ils ont ainsi tenu leur premier sommet en 2009 à Ekaterinbourg, avant de se rencontrer à nouveau à Brasilia le 15 avril dernier. À défaut d'annonces concrètes, ils ont souligné leur volonté de créer des liens politiques plus forts, de manière à amplifier leur influence internationale, notamment dans la gestion des institutions financières mondiales comme le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale, et plaident pour l'établissement d'un ordre mondial multipolaire. Si ces déclarations d'intention n'ont rien de concret pour le moment, la demande est pleinement justifiée. En effet, la crise économique récente a mis en exergue les difficultés des Etats-Unis et de l'Europe, et les comparaisons sont édifiantes. Ainsi, à la santé éclatante des BRICs oppose t-on désormais un autre acronyme assez peu flatteur pour représenter les pays européens en proie à de graves difficultés économiques et budgétaires. On parle des «PIIGS», (cochons en anglais !) pour Portugal, Italie, Irlande, Grèce et Espagne... Et c'est désormais la Grèce qui fait office de mauvais élève avec un déficit budgétaire de 13% en 2009 et une dette publique autour de 120% de son PIB. Et de là voit-on le retournement de situation le plus symbolique : alors que la Grèce négocie les termes d'une aide financière avec les instances européennes et le FMI, le Brésil a accordé en 2009 un prêt de 10 milliards de dollars à cette même institution... Nul doute que les autorités brésiliennes, longtemps dépendantes des prêts internationaux, ont retiré de ce retournement de situation une jubilation intense. Mais le jeu des influences ne s'arrête évidemment pas aux sommets internationaux. Il se joue surtout au travers de l'aide aux pays les moins développés, et les BRICS sont en train de changer les règles du jeu. Alors que les pays pauvres émergent de la récession et que le monde occidental peine à sortir de la crise, les BRICs ont une opportunité historique pour étendre leur influence. En mars, le Sri Lanka a reçu 290 millions de dollars de la Chine pour la construction d'un nouvel aéroport international, et 70 millions de l'Inde pour améliorer son réseau ferroviaire. La Chine est désormais le principal bailleur de fonds de beaucoup de pays asiatiques, et étend désormais ses ramifications en Afrique, qui est rapidement devenue le terrain d'affrontement des investisseurs. Le Brésil a ainsi déclaré avoir investi plus de 10 milliards de dollars en Afrique depuis 2004. Dans de nombreux pays d'Afrique, les BRICs sont désormais les principaux donateurs, et cette tendance ne peut que se renforcer. Ces aides sont toutefois critiquées par la communauté internationale, car elles sont le plus souvent, comme dans le cas de la Chine, associées à des contrats commerciaux avec des entreprises chinoises, et ne s'embarrassent pas de considérations éthiques lorsqu'il s'agit de régimes totalitaires. En dépit des critiques, les flux commerciaux se développent aussi d'une manière exponentielle, tant l'appétit des BRICs pour les matières premières est insatiable. Mais l'aubaine pour les grands pays émergents peut aussi devenir un cadeau empoisonné pour les pays pauvres, notamment africains, qui se voient de plus en plus cantonnés au rôle de fournisseurs de matières premières, ce qui les rend particulièrement vulnérables aux variations des prix. Ainsi, après des décennies de discussions sur la nécessité de développer les relations «Sud-Sud», ces liens ont commencé à prendre forme grâce au développement des grands pays émergents. Ce développement rapide, qui a véritablement commencé à changer l'équilibre des pouvoirs, rend même le terme de «pays émergent» anachronique. Si on en croit le sentiment de marché actuel, le terme a déjà perdu sa pertinence. Aujourd'hui, ce serait plutôt les économies avancées, très largement endettées, qui auraient du mal à émerger... Quel ciment pour les BRICs ? S'ils reconnaissent le potentiel individuel fabuleux du Brésil, de la Russie, de l'Inde et de la Chine, de nombreux observateurs peinent à trouver une cohérence réelle entre ces pays. Ils ne voient dans cette association qu'un effet marketing extrêmement bien réussi par Goldman Sachs. Il faut reconnaître qu'en dehors du fait d'être de grands pays du point de vue géographique ou démographique, il y a assez peu de critères économiques ou politiques communs. De plus, il semble que chaque pays poursuit ses propres intérêts stratégiques. La Russie est un énorme exportateur de ressources naturelles, et dispose d'un potentiel humain et technologique dépassé, alors que la Chine et l'Inde sont au contraire des producteurs de produits manufacturés et de gros importateurs de matières premières. Le Brésil semble l'économie la plus équilibrée, et, à l'inverse de l'Inde n'entretient pas de relations tumultueuses avec ses voisins. Son poids stratégique dans le concert des nations est toutefois moins important, du fait qu'il ne possède pas la bombe nucléaire. Un autre facteur peut également mettre en péril la dynamique de croissance des BRICs, à savoir l'évolution des ressources énergétiques et minérales dans le monde. Enfin, le frein principal à une réelle alliance reste l'ambition démesurée de la Chine. Déjà superpuissante, et dotée du plus grand potentiel de croissance comme l'atteste les derniers chiffres de croissance (+12% au premier trimestre 2010), elle reste à la tête des grands pays émergents à tous les niveaux. Plutôt que de rester au centre d'un nouveau bloc économique, la Chine aspire à dominer le monde conjointement avec les Etats-Unis sur les plans monétaire, commercial et stratégique. Et il semble qu'elle en a les moyens.