L'ère du tout numérique n'a pas apporté que du bonheur dans ce monde. Elle a aussi drainé des tonnes de déchets avec elle, désignés sous l'abréviation DEEE -Déchets des équipements électriques et électroniques. Ces rejets proviennent notamment des vieux ordinateurs, abandonnés quelque part, au coin d'un magasin ou au fond d'une cave, attendant le passage d'une benne à ordures ou se désintégrant pièce après pièce au fil du temps. Les DEEE nécessitent une double prise en charge. En effet, parmi les composantes de ces machines, figurent des matières comme le plomb et le mercure, dont les capacités de pollution sont largement connues. Ces métaux sont souvent traités puis neutralisés afin d'en réduire l'effet sur l'environnement ou la santé humaine. En plus de ces substances, les déchets électroniques sont aussi constitués de métaux précieux, à l'image du cuivre et de l'or. Dans la plupart des pays en voie de développement, comme le Maroc, ces métaux de valeur sont souvent récupérés à la main par des fouilleurs d'ordures au niveau des décharges publiques, pour les écouler à travers les circuits de l'informel. Au Maroc, ce phénomène a tendance à prendre de l'ampleur. Le matériel électronique, importé de tous les continents et de tout niveau d'usages, ne cesse d'inonder nos marchés et vitrines des concessionnaires revendeurs des grandes marques. Premiers pas Cette nouvelle réalité apporte certes des solutions, mais aussi des problèmes de prise en charge de ces matériels une fois leur durée de vie atteinte. Les autorités marocaines ont senti le besoin de réagir... depuis 2007. Des chiffres du Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) ont tiré la sonnette d'alarme : 50 millions de tonnes de déchets électroniques sont générées chaque année dans le monde. Dès lors, au Maroc, et dans plusieurs pays de la région d'Afrique subsaharienne, des plans d'actions ont commencé à prendre forme pour rattraper le retard du continent noir dans ce domaine. L'un de ces programmes est à l'initiative d'une des plus grandes marques mondiales de l'électronique professionnelle, Hewlett Packard (HP), en collaboration avec le Fonds mondial de solidarité numérique (FSN) et un institut suisse de recherche sur les matériaux et les technologies, Empa. L'objectif de ce «Programme de gestion des déchets électroniques en Afrique» a d'abord porté sur l'évaluation de la gestion des e-déchets au Kenya, en Tunisie, au Sénégal et au Maroc. Dans ce dernier pays, la mise en œuvre du programme a été confiée au Centre marocain de production propre (CMPP). Celui-ci devrait livrer ce diagnostic en mi-février 2008 faisant état, en résumé, d'un manque flagrant de filière spécialisée dans le domaine de la récupération et du recyclage. Du coup, il est investi par les récupérateurs occasionnels, constitués pour la plupart de personnes sans emplois et qui ont du mal à en trouver. Sur cette base, un plan d'action a ensuite été établi pour créer une filière de gestion des DEEE, afin d'en minimiser l'impact sur l'environnement et favoriser, par extension, des opportunités d'emplois dans le recyclage de certains métaux de valeurs issus de ces rejets. Une situation évolutive Depuis 2008, la situation a certes beaucoup évolué et le plan d'action adopté par le CMPP ressemble en beaucoup de points à celui présenté comme modèle par la Suisse, à travers l'Empa qui a mis au service du Maroc une expérience acquise dans le domaine. Cette expérience a déjà fait ses preuves en Chine, en Inde et en Afrique du Sud depuis 6 ans. Dans ces pays, cela a permis aux classes sociales les plus défavorisées s'adonnant au recyclage sauvage et informel des déchets électroniques de s'inscrire dans un circuit plus valorisant. Par exemple, concernant le recyclage des métaux précieux, ces récupérateurs ont bénéficié, dans des pays comme l'Afrique du Sud, de formation visant à les aider «à démonter et séparer les fractions optimales qu'ils peuvent revendre à des raffineries de métaux précieux ». Ces usines ont les dispositifs techniques «d'extraire jusqu'à 95% de 17 métaux différents par un processus pyrométallurgique, alors que le procédé chimique humide, utilisé par les recycleurs informels, ne permet de récupérer qu'à peu près 25% d'un seul métal, l'or, contenu initialement dans le déchet», explique-t-on sur le site de l'Empa. Le défi qui se pose au Maroc demeure toutefois encore loin d'être relevé, étant donné l'évolution rapide du parc numérique dans le pays depuis quelques années. DEEE : des chiffres allant crescendo au Maroc Selon les chiffres de ce dernier rapport du PNUE, en 2007, 15.100 tonnes d'ordinateurs ont été introduites sur le marché marocain. Pour les téléphones portables, ce chiffre est de 1.700 tonnes pour la même année, ainsi que 16.800 tonnes de téléviseurs. La durée de vie de ces appareils variant entre 5 à 8 ans, on devrait par conséquent s'attendre, en 2014, à près de 34.000 tonnes de ces équipements qui arriveront au bout de leur cycle de vie, et finiront dans les décharges. Et ce chiffre -qui concerne juste les ordinateurs, les téléviseurset cellulaires- est bien sûr appelé à se multiplier pendant des années plus tard, vu la croissance des importations de ces produits au Maroc. En 2007, ce même chiffre était de 38.000 tonnes de déchets (PC, TV, portables, imprimantes et réfrigérateurs). Les téléviseurs arrivent en tête des rejets avec 15.100 tonnes, toujours en 2007. L'ONU sonne l'alerte... pour 2020 Pour une projection, elle est des plus sombres. Les experts internationaux du Programme des Nations unies pour l'environnement (PNUE) ont rendu public en début de semaine un rapport d'étude sur les Déchets des équipements électriques et électroniques (DEEE), à l'horizon 2020. Les résultats de cette étude, établie en partenariat avec l'institut fédéral suisse Empa, tablent ainsi sur une « augmentation considérable de ces déchets dans les pays en développement au cours de la décennie à venir ». En première position des pays les plus concernés, figure l'Inde. Ce pays sera confronté, à lui seul, à un pic important s'élevant à hauteur de 500% des volumes de déchets produits par le pays chaque année, en comparaison avec 2007. La même augmentation est également prévue pour la Chine et l'Afrique du Sud, à hauteur de 400%, toujours en comparaison avec 2007. À l'échelle mondiale, cette augmentation est, selon le même rapport, de 40 millions de tonnes chaque année. Les Etats-Unis sont en tête avec près de 3 millions de tonnes d'e-déchets produites annuellement. En seconde position arrive la Chine, avec près de 2,3 millions de tonnes produites par le pays. Ce, d'autant que la Chine est actuellement l'une des principales destinations des équipements électroniques usagers ou de seconde main (téléphones portables, imprimantes, écrans d'ordinateur et de télévision...). « Ce rapport rappelle combien il est urgent de définir des procédés ambitieux, formels et régulés de collecte et de gestion des e-déchets en mettant en place des centres d'envergure et efficaces en Chine et dans plusieurs autres pays en développement », a préconisé Achim Steiner, le directeur exécutif du PNUE. En plus des pays précités, le Brésil, le Mexique et d'autres Etats « pourraient devoir faire face à des dégâts environnementaux et des problèmes sanitaires si le recyclage des e-déchets est soumis aux aléas d'un secteur non officiel », mentionne-t-on dans le texte du rapport de l'organisme international. Le souci ici est relatif aux gaz toxiques qui se dégagent lorsque ces déchets sont brûlés par ces récupérateurs afin d'en collecter les métaux précieux. Les cellulaires au banc des accusés Ce rapport du PNUE n'a pas manqué de faire un zoom sur les téléphones portables. Il y est souligné en effet que « les déchets liés aux téléphones portables en Chine seront presque sept fois plus importants qu'en 2007 d'ici 2020 ». En Inde, ils seront multipliés par près de 18 fois. Des chiffres qui en disent long sur la situation. Les auteurs du rapport du PNUE recommandent en outre « le transfert de certains déchets des pays les plus pauvres vers des pays obéissant à des normes comparables à celles de l'OCDE », disposant d'une technologie plus développée de prise en charge. La solution du transfert de ces technologies des pays développés vers les moins développés est aussi envisageable, d'après la même source, et reste à développer. Par ailleurs, le rapport a montré également que les trafics dont font l'objet ces déchets continuent à sévir dans plusieurs pays en voie de développement. Il faudrait donc commencer par lutter contre ce trafic illégal, avant d'espérer pouvoir créer des postes d'emplois dignes de ce nom spécialisés dans le traitement des DEEE. Poubelle«électronique» Le continent noir est devenu la poubelle vers laquelle sont déversés toutes les vieilles machines et tous les équipements électriques et électroniques arrivant en fin de parcours. Chaque année, ce sont des centaines de milliers de tonnes de ces déchets qui traversent nos frontières, pour finir leur vie dans nos décharges. Pour les officiels, cela contribue à réduire la fracture numérique et à encourager le transfert de technologie. Certes, tout cela est bien, vu que le continent noir est toujours en retard dans le domaine des TIC, mais nos autorités semblent avoir fait l'amalgame entre «transfert de technologie» et «transfert de déchets». C'est parce que nos pays veulent à tout prix jouer un rôle dans le jeu mondial du tout numérique qu'ils doivent être prêts à accepter toute sorte de rejets venant des pays développés, notamment européens et américains. Si cette tendance se poursuit, il est sûr que l'Afrique sera toujours à la traîne dans le domaine de la prise en charge des DEEE. D'autant plus que la plupart des pays africains ne disposent pas des moyens nécessaires pour faire face à cette forêt de vieux matériels qui débarquent au niveau de nos terminaux portuaires. L'absence de textes juridiques contrôlant la qualité et le degré d'usage de ces équipements constitue un encouragement de ce genre de dérives.Il faudrait en effet des instruments tarifaires, comme cela se fait sous d'autres cieux plus avancés, pour jouer le rôle de filtre sur les flux et produits électriques et électroniques importés. C'est sans doute pour cette raison que le PNUE souhaite développer le transfert de technologies, non plus de l'information et de la communication, mais de prétraitement et de recyclage des DEEE. D'ici là, le continent est donc loin d'être sorti de l'auberge.