Entretien avec Saaïd Amzazi, Ministre de l'Education nationale, de la formation professionnelle, de l'enseignement supérieur et de la recherche scientifique. Le ministre de l'Education nationale trace les contours de cette rentrée scolaire inédite. Saaïd Amzazi défend les choix gouvernementaux tout en reconnaissant les lacunes du dispositif mis en place, notamment au niveau de l'enseignement à distance. La question du financement demeure aussi un problème de taille en dépit des efforts prévus dans le cadre du projet de Budget 2021. Les détails. Vous vous félicitez du bon déroulement de la rentrée alors que nombre d'écoles n'ont même pas démarré l'année scolaire... Toutes les écoles ont démarré leur année scolaire. Celles qui ont été contraintes de fermer leurs portes pour des raisons sanitaires, même si elles n'ont pas démarré le mode présentiel, ont bel et bien entamé l'année scolaire en distanciel. Je tiens à rappeler que la décision de fermeture émane des autorités sanitaires et territoriales, suite au bouclage de la ville ou du quartier, sans compter qu'on ne peut pas vraiment parler de fermeture de ces écoles dans la mesure où celles-ci continuent d'assurer un enseignement à distance, raison pour laquelle le directeur et les enseignants restent présents dans les établissements. Je comprends parfaitement le désarroi des familles qui avaient choisi l'enseignement présentiel et dont les enfants sont finalement restés à la maison, bénéficiant de l'enseignement à distance. Sauf que c'est une décision qui dépasse les prérogatives du ministère de l'Education, prise par le gouvernement et qui, il faut bien le reconnaître, s'impose totalement si on veut limiter la propagation du virus face aux indicateurs actuels alarmants. À ce titre, le cas du Grand Casablanca est particulièrement édifiant. Personne ne s'attendait à enregistrer un chiffre record du nombre des nouveaux cas positifs en ce début de soirée du dimanche 6 septembre. Face à ces données qui sont tombées comme un couperet, il était du devoir du gouvernement de se montrer proactif et d'initier de toute urgence un dispositif à même de limiter la dégradation de la situation sanitaire. Mais les décisions «nocturnes», de dernière minute du gouvernement sont très critiquées... Qu'en pensez-vous ? Très franchement, le timing des prises des décisions est un détail car ce que nous vivons aujourd'hui est un état d'urgence sanitaire. Les différents responsables, y compris les membres du gouvernement, peuvent donc se réunir de jour comme de nuit si l'évolution des différentes situations l'exige. Et les décisions, une fois arrêtées, sont aussitôt publiées, peu importe l'heure ou le jour, car tout retard ne fait qu'aggraver la situation. Les chiffres alarmants des contaminations -du dimanche 6 septembre en particulier, veille de la rentrée scolaire- sont tombés vers 18h ; aussitôt, les responsables ont entamé les concertations pour organiser les conditions de bouclage d'une ville aussi grande que Casablanca et peser le pour et le contre des décisions qui allaient être prises. Des décisions qui ont été annoncées vers 22H. Et on ne peut que déplorer, alors que le gouvernement a fait preuve d'une réactivité louable, la vague de critiques sur le timing de ces annonces qui s'est ensuivie... Aurait-il fallu attendre le lundi matin pour les concertations, faire cette annonce en pleine journée de rentrée scolaire et créer le chaos devant les portes d'entrée des écoles ? Aurait-il fallu ne pas réagir à ces chiffres très inquiétants et ne rien changer ? Je vous laisse juger de la réponse... Pensez-vous que l'auto-enseignement sur lequel vous misez est un défi facile à relever pour les élèves et les familles ? Ce n'est absolument pas facile. Je reconnais que c'est une pratique qui peut s'avérer assez compliquée pour de nombreuses familles et de nombreux élèves. Mais face à une rentrée exceptionnelle, nous étions bien obligés de prendre des mesures exceptionnelles. C'est dans ce cadre que s'inscrit le dispositif que nous avons mis en place : un enseignement à distance et un enseignement présentiel hybride pour les familles qui le choisissent. Dans ce cas, les élèves vont bénéficier uniquement de 50% du volume horaire à l'école car nous devons fonctionner en effectifs réduits pour garantir à tous les élèves des conditions sanitaires optimales, ce qui impose une alternance dans le roulement du planning des classes. Nous étions donc obligés d'innover en ayant recours à d'autres pratiques pédagogiques complémentaires, notamment l'auto-apprentissage à domicile. Ainsi, l'élève étudie 15 heures par semaine au lieu de 30 en présentiel à l'école, et 15 heures chez lui à la maison en auto-apprentissage, encadré par l'enseignant. En classe, l'élève reçoit le fondement de la connaissance, et la continuité se fait au niveau de la maison avec des activités indiquées par le professeur qui sont corrigées en classe. C'est sur ce «va et vient» que se base l'essentiel de l'offre pédagogique que nous proposons pour cette année scolaire très particulière. C'est une approche nouvelle, que nous n'avons jamais pratiquée, mais qui s'impose au regard de la crise que nous traversons. Le bon côté des choses, c'est que c'est finalement une occasion en or, pour nous, de pouvoir développer et renforcer de façon généralisée l'auto-apprentissage, approche pédagogique recommandée partout dans le monde. Il faut dire que toute crise accélère les réformes. Et cette crise nous permet de faire valoir d'autres pratiques pédagogiques innovantes, notamment le travail en classe en effectifs réduits, le travail en alternance, entre présentiel et auto-apprentissage à la maison, et l'intégration des nouvelles technologies de l'information et de la communication à la formation de l'enseignant. L'enseignement à distance demeure lacunaire en dépit des efforts déployés pour l'améliorer. Comment comptez-vous le développer pour éviter qu'il ne soit qu'une solution pour gérer la crise ? L'enseignement à distance nous a incontestablement permis, au cours de l'année scolaire écoulée, de sortir d'une crise que personne n'avait vu venir. Du jour au lendemain, il fallait proposer aux familles un dispositif qui pourrait remplacer l'enseignement présentiel et assurer la continuité pédagogique. Les enseignants ont donc été mobilisés pour produire du contenu pédagogique, et fort heureusement, nombre d'enseignants étaient déjà initiés à cette pratique. Mais il restait un certain nombre de lacunes que l'on ne peut nier. Il s'agit en premier lieu de l'accessibilité à cet enseignement à distance pour certaines familles qui ne disposent ni d'Internet, ni d'ordinateur, ni de tablette. À cela s'ajoutent l'interactivité avec l'enseignant qui est forcément moindre avec l'enseignement à distance et la difficulté d'encadrement par certaines familles de leurs enfants, ce qui ne permet pas d'assurer un suivi efficace de l'enseignement à distance. C'est pour cette raison que nous avons beaucoup communiqué pour insister, dès le départ, sur l'importance capitale de l'encadrement parental des élèves. Nous essayons de pallier toutes ces lacunes. Mais le problème de l'accessibilité demeure. Bien sûr, la solution idéale serait de doter d'un ordinateur tous les élèves marocains qui en ont besoin, notamment en milieu rural, par exemple à travers des programmes nationaux. Mais le coût exorbitant d'une telle opération demeure pour l'instant un obstacle insurmontable. Pourtant, on s'attendait à ce que le gouvernement débloque un budget supplémentaire pour l'enseignement à distance dans la loi de Finances rectificative. Pourquoi rien n'a été fait en la matière ? Il y a des priorités. L'effort qui a été fait par le gouvernement sur le plan financier pour éviter la faillite des entreprises, sauver des emplois et indemniser ceux qui ont perdu leur emploi est considérable. La conclusion est vite faite quand on place l'acquisition du matériel informatique parmi ces trois priorités. Je tiens à souligner encore une fois que nous sommes en situation de crise économique et sociale. L'effort budgétaire qui a été fait, notamment dans la loi de Finances rectificative de 2020, visait à trouver suffisamment de mécanismes pour relancer l'économie que la pandémie de Covid-19 a très lourdement affectée. Nous travaillons actuellement sur la loi de Finances 2021, et je peux vous assurer que les deux départements les plus encouragés et les plus soutenus par le gouvernement dans ce cadre sont ceux de l'Education et de la Santé. Malgré cela, notre budget ne nous permettra pas d'acheter des ordinateurs à tous les élèves dans le besoin. Pourquoi ? Bonne question. Si on prend en compte uniquement les deux millions d'enfants qui bénéficient du programme «Tayssir» en milieu rural, il faudra débloquer un budget de 2 MMDH pour acquérir des tablettes à un prix unitaire moyen de 1.000 DH. Sans compter que les élèves dans l'incapacité financière de se doter d'un ordinateur sont loin de se limiter à ceux qui bénéficient du programme Tayssir. Mais nous n'avons pas baissé les bras, bien au contraire. Nous recherchons des solutions avec plusieurs partenaires potentiels : la coopération internationale, les opérateurs télécoms... À titre d'exemple, pendant la période du confinement, nous avons distribué 10.000 tablettes grâce à l'initiative de certains conseils provinciaux, des associations de la société civile et de la coopération internationale. Le gouvernement ne va donc pas débloquer 2 MMDH pour équiper les élèves en tablettes afin qu'ils puissent suivre l'enseignement à distance ? Il est actuellement impossible de débloquer cette somme en recourant uniquement au Budget de l'Etat, au regard des impérieuses priorités sociales et économiques que sont, à titre d'exemple, la menace de perte d'emploi et les risques de licenciements massifs inhérents à cette conjoncture de crise. Mais ne pensez-vous pas que l'enseignement est tout aussi stratégique ? L'éducation est plus que stratégique, elle est la pierre angulaire de toute démarche de progrès de la société. Au cours de cette crise de la Covid-19, le débat public sociétal s'est focalisé sur la question de l'éducation. Tout le monde se rend compte de son importance. Mais vous admettrez que le choix est douloureux lorsqu'il s'agit de trancher entre quelqu'un qui n'arrive pas à subvenir à ses besoins les plus élémentaires de subsistance et un autre qui a besoin d'une tablette pour pouvoir étudier... Comment permettre au premier de subsister tout en trouvant une solution pour le deuxième ? C'est là toute notre réflexion. Ne pensez-vous pas que les inégalités vont se creuser davantage en matière d'enseignement ? Non, je ne le pense pas. Comme je vous l'ai dit, nous sommes en train de chercher des solutions pour que l'enseignement à distance ne soit pas à l'origine d'une nouvelle fracture sociale. La réduction des disparités sociales et territoriales est d'ailleurs l'une des missions fondatrices de tout système éducatif, et un des objectifs phares du programme gouvernemental. À cet égard, nombre de mécanismes ont été mis en place. Sauf que la crise de la Covid-19 nous a pris au dépourvu sur la question de l'acquisition du matériel informatique. Et ce n'est pas spécifique au Maroc... Quelles sont, actuellement, vos priorités sur le plan législatif ? La feuille de route sur les textes à faire passer dès la session d'automne du Parlement est déjà arrêtée. Il s'agit de la loi-04-00 qui concerne l'obligation de la scolarité, la loi 05-00 portant sur la généralisation d'un préscolaire de qualité et la loi 06-00 relative à l'enseignement privé. Ces trois lois vont être amendées, rectifiées et regroupées pour former la loi de l'enseignement scolaire. La durée de la scolarité obligatoire va ainsi passer de «6-15 ans» à «4-16 ans». L'enseignement préscolaire sera généralisé et intégré à l'enseignement primaire. Quant à l'enseignement privé, les articles 13 et 14 de la loi-cadre 51-17 nous obligent à modifier le texte de loi qui régit ce secteur en institutionnalisant sa contribution d'une part dans l'effort global de généralisation de la scolarisation, notamment en milieu rural et pour certaines catégories sociales dont les personnes en situation de handicap, et d'autre part dans l'effort de lutte contre l'analphabétisme. En outre, la révision de la loi concernera également les conditions d'autorisation des établissements scolaires privés et l'établissement d'une nomenclature et d'une classification de ces derniers qui servira de référentiel pour l'estimation des frais de scolarité et d'assurance. L'enseignement supérieur n'est pas en reste. Nous sommes en train de revoir de fond en comble la loi 01-00 relative à l'enseignement supérieur pour pouvoir y introduire tout le volet de la recherche scientifique et revoir la gouvernance des universités.Enfin, un autre projet de loi consiste à regrouper trois lois qui concernent la formation professionnelle : la loi 12-00 sur l'apprentissage, la loi 36-96 sur la formation alternée et la loi 13-00 sur l'enseignement professionnel privé. La révision de la législation de l'enseignement privé porte sur des points très critiqués par les familles... Dans l'état actuel des choses, la loi ne nous permet pas de trancher un certain nombre de questions relatives au secteur éducatif privé. Heureusement, comme je vous le disais, la loi-cadre 51-17 nous accorde de nouvelles prérogatives. Tous ces amendements sont-ils prévus pour la session d'automne ? En tout, nous avons 9 lois à amender et 35 décrets à produire pour cette première année de mise en œuvre de la loi-cadre 51-17. Tout cet arsenal juridique passera pendant la session d'automne et celle de printemps. Comment expliquez-vous le report de la réforme de l'enseignement supérieur à l'année prochaine ? Tout était quasiment prêt. Il ne manquait que l'adoption du cahier des normes pédagogiques qui réglemente le «Bachelor». L'appel à candidature des filières «Bachelor» pour que les universités puissent nous faire des propositions de contenu devait être lancé en mars dernier. Malheureusement, la crise de la Covid-19 a stoppé ce processus, nous obligeant à différer l'application de la nouvelle réforme du Bachelor prévue pour cette rentrée à l'année prochaine. Dès le redémarrage de cette rentrée universitaire à la mi-octobre, les discussions vont reprendre pour valider le cahier des normes pédagogiques et lancer l'appel d'offres pour ces filières . 900.000 élèves concernés par le bouclage des villes L'accueil des élèves dans les établissements a commencé lundi 7 septembre. Il s'agit d'une rentrée qui se veut progressive, selon Saaïd Amzazi. C'est pour cette raison que l'accueil des élèves s'est étalé sur trois jours. D'après le responsable gouvernemental, 1,65 million d'élèves étaient accueillis chaque jour pour éviter de faire venir, d'un seul coup, les 8 millions d'élèves, dont plus de 900.000 étaient concernés par le bouclage des villes. Les préfectures du Grand Casablanca ne sont pas les seules concernées ; 20 autres préfectures et provinces à l'échelle nationale l'ont aussi été, tient à préciser le ministre. Il rappelle par ailleurs que l'évaluation des acquis des élèves a été entamée le jeudi 10 septembre, afin de pouvoir démarrer, dès le lundi 14 septembre, les séances de révision et de remédiation aux lacunes qui pourraient découler de la période du confinement. Tout le mois de septembre sera dédié à ces séances de révision. Le programme de cette année ne démarrera, lui, qu'à partir du 5 octobre. Réforme de l'enseignement : des décrets en vue Selon le ministre de l'Education nationale, plusieurs décrets sont en vue dont un portant sur la création du Conseil supérieur de la recherche scientifique pour redynamiser l'effort de la recherche, et que cette dernière soit plus efficiente, appliquée et réponde répond aux besoins de l'économie nationale. Le département d'Amzazi prévoit aussi un décret pour la création de la commission permanente des curricula et des programmes, laquelle aura à se pencher sur le chantier pédagogique de l'éducation nationale du primaire et du secondaire. Un autre décret initiera la mise en œuvre de la nouvelle politique linguistique afin de bien encadrer l'usage des langues étrangères dans l'enseignement des matières scientifiques. Enfin, un quatrième décret permettra de réglementer l'action des associations des parents d'élèves dans les établissements. À cela s'ajoute le décret qui va réglementer l'enseignement à distance, «devenu prioritaire dans le contexte actuel, et qui sera soumis vers la mi-septembre au Conseil de gouvernement». Jihane Gattioui / Les Inspirations Eco