Si c'est ce sublime peintre baroque flamand, Pierre Paul Rubens, qui créa chez Eugène Delacroix «le choc émotionnel» le poussant à des ateliers d'art, c'est bien son voyage au Maroc qui révéla sa vocation d'éminent peintre orientaliste et coloriste de la veine des vénitiens, façon Titien. C'est en tout cas, ce que nous apprend Marie-Claire Mansencal, professeur et historienne de l'Art, présidente des ami(e)s des Musées de Bordeaux, vice-présidente du Modigliani Kisling Institut de New York et de Paris et chargée de recherches au Musée du Louvre à Paris, lors de son exposé mercredi dernier à la Villa des Arts de Casablanca. Un exposé qui a eu pour thème le voyage d'Eugène Delacroix au Maroc. Fiat Lux C'est bien à Tanger que Delacroix découvrit la lumière et c'est bien à Tanger que le peintre, classé à la va-vite en tant que romantique, doit sa conquête progressive de la lumière et de la couleur. En effet, en 1832, Delacroix accompagne la mission diplomatique française auprès du sultan Abd Al-Rahman. Au fil du voyage, il emplit ses carnets de croquis et d'aquarelles. Un répertoire inépuisable de formes et de couleurs qui embraseront plus tard toutes ses toiles inspirées par la passion de l'Orient. Le 11 janvier 1832, Eugène s'embarque à bord de La Perle, amarré en rade de Toulon. Destination : Tanger. Dépêché à la place du peintre Eugène Isabey, qui a décliné l'invitation, il fait partie de l'ambassade extraordinaire envoyée par le roi Louis-Philippe auprès du sultan Moulay Abd Al-Rahman. Cette délégation conduite par le comte de Mornay, ancien gentilhomme de la Chambre de Charles X, se rend dans un pays où les révoltes grondent. Au fil de ce voyage, qui s'achèvera en juillet 1832 après deux escales en Espagne et à Alger, Delacroix accumule comme autant d'aide-mémoire une somme considérable de notes et de croquis. «Je suis même sûr que la quantité assez notable de renseignements que je rapporterai d'ici, ne me servira que médiocrement. Loin du pays où je les trouve, ce sera comme les arbres arrachés à leur sol natal», écrit le peintre au début de son expédition. L'avenir le dément : de ses carnets naîtront bien des années plus tard quelques unes de ses œuvres maîtresses. En effet, les six mois que Delacroix passe au Maroc, laissent une empreinte indélébile sur son esprit, «l'aspect de cette contrée restera toujours dans mes yeux, les hommes et les femmes de cette forte race s'agiteront, tant que je vivrai, dans ma mémoire», note le peintre à son retour. Reporter sans frontières Pour ne pas laisser le temps pâlir la vivacité des couleurs et faire s'éteindre la fièvre et la beauté de cette contrée, il passe ses journées à dessiner. Sans relâche, il croque et relève toute la vie qui palpite autour de lui, tel un reporter, le plus souvent à l'aquarelle ou au crayon. Dans ses carnets, il consigne au jour le jour ses impressions, inscrit minutieusement les couleurs, les architectures, les silhouettes, les attitudes, les itinéraires et toutes les péripéties du voyage et note les plus menus détails. De l'animation d'un campement, jusqu'à l'allure d'un caftan, en passant par les spectacles de Fantasia. Après son voyage, Delacroix fait jaillir sur la toile l'exaltation et la démesure qu'il a passionnément vécues au Maroc. En témoignent des toiles comme La Prise de Constantinople par les croisés (1840), Le Choc des cavaliers arabes, le Combat du Giaour et du pacha (1856) et Chevaux arabes se battant dans une écurie (1860), ou encore l'Attila et les Barbares foulant aux pieds l'Italie et les arts de la bibliothèque du Palais-Bourbon, et l'Apollon vainqueur du serpent Python du plafond du Louvre. «C'est furieusement de l'Afrique à présent», écrit-il, ébloui par la violence et le tumulte frénétique des mille fantasias et barouds d'honneur qui précèdent la fastueuse audience impériale. Au Maroc, Delacroix se constitue un riche répertoire d'images, de paysages et de couleurs où il n'aura de cesse de puiser, jusqu'à sa dernière heure. En raison d'incommodités diverses, puisqu'il est bien difficile de dresser un chevalet en pleine rue, dans le brouhaha et l'animation incessante, et d'exécuter les nombreux et délicats préparatifs que nécessite une peinture à l'huile, il n'a pas le loisir de peindre une seule toile durant son périple en terre nord-africaine. Rome en Orient Dans «Correspondance générale d'Eugène Delacroix», on a droit à une lettre du peintre à son acolyte Jean-Baptiste Pierret, où il magnifie le Maroc, le peintre chante l'antiquité en ces mots : «Imagine, mon ami, ce que c'est que de voir couchés au soleil, se promenant dans les rues, raccommodant des savates, des personnages consulaires, des Catons, des Brutus, auxquels il ne manque même pas l'air dédaigneux que devaient avoir les maîtres du monde ; ces gens-ci ne possèdent qu'une couverture, dans laquelle ils marchent, dorment et sont enterrés et ils ont l'air aussi satisfaits que Cicéron le devait être de sa chaise curule. Je te le dis, vous ne pourrez jamais croire à ce que je rapporterai, parce que ce sera bien loin de la vérité et de la noblesse de ces natures».