Devant tant de dysfonctionnements, caractérisant la ville de Tanger, on peut se demander comment l'Agence urbaine peut raisonnablement et efficacement accomplir ses tâches. Celles-ci, nombreuses, sont contenues dans la loi du 10 septembre 1993, qui parle d'assistance aux communes, d'encadrement des professions du secteur, d'anticipation sur la croissance démographique et urbaine, de cadre de vie et d'environnement et de réalisation des plans d'aménagement urbain. Officiellement, les agences urbaines sont placées sous la tutelle du ministère de l'Habitat et de l'urbanisme. Malgré cela, les dysfonctionnements sont nombreux, à commencer par celui de la tutelle. Le cas de Tanger semble en être devenu emblématique, même s'il n'est pas exclusif. Il y a tout d'abord un changement de direction intervenu à l'Agence urbaine tangéroise dans des conditions opaques au printemps dernier. Ensuite, il y a ces grèves de 2 jours par semaine qui durent depuis plus de 2 ans et qui font que les jours de travail par semaine de l'Agence urbaine, à Tanger et dans le reste du pays, se limitent à trois. Enfin, il y a des rapports pas toujours harmonieux avec la wilaya. Bien que nommé par dahir et dépendant du ministère de l'Habitat, la direction de l'Agence urbaine est soumise également à la tutelle du ministère de l'Intérieur. C'est ainsi qu'une récente circulaire en date du 6 juillet 2010 «relative aux conditions permettant aux projets d'investissement de bénéficier de dérogations en matière d'urbanisme» est doublement signée par Taïeb Cherqaoui pour l'Intérieur et Ahmed Taoufiq Hejira pour l'Habitat, l'urbanisme et l'aménagement du territoire. Elle se subsistue aux circulaires 254, 622 et 3020 bien connues dans les milieux de habitat et de l'urbanisme. La circulaire précise que la commission des dérogations «ne peut se réunir que sous la présidence effective du wali». La précision est importante, car cela n'a pas toujours été le cas dans un passé récent et cela a provoqué des dysfonctionnements et des dérogations peu réfléchies qui ont notamment mené, au printemps dernier, au limogeage du directeur de l'Agence urbaine de Tanger, Khalid Alami, et à celui du secrétaire général de la wilaya Mohamed Sefrioui. Leurs services auraient approuvé des dossiers de construction qui contenaient des dérogations majeures, notamment à Zyaten sur la route de l'aéroport et à l'entrée de la ville nouvelle Ibn Battouta vers la zone de la Forêt diplomatique. Congés forcés Selon des sources proches de ces dossiers, des courriers adressés à la wilaya par les services de la commune auraient été interceptés en cours de chemin et ne seraient jamais arrivés à leur destinataire final, le wali, président de la commission des dérogations. La situation avait atteint un tel point de préoccupation au printemps dernier, que le wali de Tanger Mohamed Hassad et le directeur de l'Agence urbaine Alami avaient été discrètement reçus par Taieb Cherqaoui, ministre de l'Intérieur pour leur demander plus de rigueur dans la gestion urbanistique de la ville et de surseoir à toute nouvelle dérogation en attendant la nouvelle circulaire, mise en place à partir du 6 juillet 2010. Depuis, la règle est qu'il n'y a plus de dérogation pour le résidentiel et que seuls les dossiers d'investissement dont les porteurs demandent des dérogations doivent être étudiés. Car, hormis l'inflation de dérogations et ses conséquences sur le paysage urbain et péri-urbain, des professionnels interrogés parlant de plus de 160 dérogations délivrées en moins de 4 ans, au centre-ville de Tanger, et au cœur de la baie de Tanger pourtant réaménagée à coups de dizaines de millions de dirhams, on peut constater des aberrations urbanistiques avec des immeubles tout juste autorisés à l'habitation mais aux façades défigurées par des modifications non autorisées. Parti en congé le 1er avril dernier, le directeur de l'Agence urbaine de Tanger Khalid. Alami avait été prié de prolonger ses vacances forcées, avant que le ministre Ahmed Taoufiq Hejira, après 10 semaines de réflexion, ne propose en juin le nom de Hafida Aarab pour le remplacer. Interrogé à l'époque sur ce dossier par Les Echos Quotidien, Hejira avait répondu «RAS ». Et pourtant. Après l'arrivée de Hafida Aarab, deux autres fonctionnaires de l'Agence urbaine de l'époque de Khalid Alami ont été priés cet été, de prolonger leur congé dans l'attente d'une décision administrative. «Ils ont fini par présenter leur démission», confirme une source de l'Agence urbaine de Tanger. Dans l'intervalle précédant l'arrivée de la nouvelle directrice, au printemps, c'est le directeur du Centre régional d'investissement (CRI) Jelloul Samsseme qui assure la liaison entre la wilaya et l'Agence urbaine. Mais l'arrivée d'une nouvelle directrice à l'Agence urbaine n'a pas pour autant aplani toutes les difficultés relationnelles. Des conflits ont surgi au sujet de certains projets d'urbanisme et au sujet du futur du site historique de la Villa Harris sur la baie de Tanger que la wilaya souhaite raser car situé au cœur d'un domaine foncier à vocation touristique. Mais les soucis de l'Agence urbaine ne s'arrêtent pas à ces difficultés. Elle tient à instaurer l'obligation de l'établissement d'un procès-verbal pour chaque réunion, ce qui ne semble pas toujours avoir été le cas dans un passé récent. À cela, il faut ajouter ses difficultés propres, en interne. Son personnel est doté d'un statut datant de 1984, leurs avantages ne sont pas ceux des fonctionnaires en matière de revalorisation des salaires et de la retraite. C'est notamment la raison des grèves qui durent depuis le milieu du mandat de Héjira à la tête du ministère. Anarchie totale La première agence urbaine a été instituée à Casablanca en 1984 et celle de Tanger en 1995. Son rôle est de réaliser les plans d'aménagement urbain, d'assister les communes, d'encadrer et de soutenir l'action des professionnels comme les aménageurs et les architectes et de donner un avis conforme pour les autorisations de construire. Elles sont, au plan régional, les seules institutions publiques «dotées de compétences assurant une ingénierie territoriale», précise le ministère de l'Habitat et de l'urbanisme sur son site Internet. Pourtant, leur rôle est contesté et leurs compétences bafouées. Est-il normal que l'on se dote d'agences urbaines avec un personnel sans statut à jour et que 10 ans après l'ère Basri, le département de l'Habitat doive vivre avec la tutelle du ministère de l'Intérieur? Tout cela avec les résultats que l'on connaît pour les avoir vus aux entrées de nos villes : un logement social bâclé et livré à la spéculation, des bidonvilles dont on a du mal à se défaire, des espaces verts qui disparaissent à vue d'oeil, et dans le cas de Tanger, comme de Marrakech, des milliers d'hectares vendus à des prix symboliques à des promoteurs immobiliers dont l'environnement et le cadre de vie ne constituent pas les principaux soucis ? La bulle immobilière des années 2000 avec ses illusions d'argent facile a contribué au laisser-aller et à de coupables négligences. Si on n'en tire pas les leçons, le Maroc va continuer à en payer le coût dans les prochaines années : littoral souvent saccagé et domaine forestier mité mais aussi et surtout des prix de vente sans rapport avec le pouvoir d'achat des citoyens, notamment. En attendant, pour 2011, l'Agence urbaine de Tanger prépare la révision de ses plans d'aménagement pour y inclure une partie des communes périphériques de Aouama, Bahraouiyine, Gzénaya et Fahs Anjra, en tenant compte des récents découpages administratifs. «Le travail nécessitera 4 à 5 ans de préparation» indique-t-on à l'Agence urbaine de Tanger. Pourquoi si longtemps ? «Le manque de moyens» est la réponse. Les services de l'urbanisme et de l'aménagement créés en 1967 sous la tutelle du ministère de l'Equipement sont ensuite passés à l'Intérieur avant de revenir à l'urbanisme sous l'ère Elyazghi et puis au ministère de l'Habitat avec l'arrivée de Hejira. Du temps de la tutelle de Driss Basri à l'Intérieur, des centaines d'architectes étaient affectés à ces tâches, sans que cela n'empêche la prolifération de l'habitat clandestin partout, surtout à la veille des élections. Cela ne décourage personne à l'Agence urbaine, où la tâche de l'urbanisme et de l'aménagement est perçue comme fondamentale pour un aménagement du territoire et une politique de l'habitat qui respecte les paysages du pays, valorise les centres urbains et contribue au bon logement des Marocains. À Tanger, les responsables s'accrochent tant bien que mal, essayant de faire bouger les choses notamment à travers la proposition d'une charte de l'architecture de la ville et d'un plan vert. Entre le flou administratif et les appétits pour le foncier et la spéculation immobilière, la fin de l'anarchie urbaine nationale n'est pas pour demain.