Tanger est sous les feux des projecteurs depuis plusieurs mois. La région a vécu un été particulièrement chaud en raison notamment des guégerres partisanes au sein du conseil municipal, des spéculations relatives au foncier et de la pression de la demande émanant des particuliers et des industriels. Les dossiers en attente d'autorisation se sont accumulés sur le bureau du président du conseil, exaspérant les opérateurs et les promoteurs. La pression est tellement montée ces dernières semaines que des têtes ont sauté. Les autorités semblent décidées à faire le grand ménage dans cette région où les dérogations font légion, au point de défigurer la ville de Tanger et ses environs. Mais comment on est-on arrivés là ? Quelles sont les raisons de ces blocages et quelles sont les solutions proposées ? «Tanger a été tuée par les hauteurs», n'hésite pas à affirmer la nouvelle directrice de l'Agence urbaine de Tanger, Hafida Aarab. La spéculation reste importante et l'application des textes fait souvent défaut. Malgré les efforts d'ordonnancement et de planification, le paysage urbain montre de plus en plus de signes de désordre évidents. En matière d'acquisition d'un bien immobilier la loi sur la VEFA (Vente en l'état futur d'achèvement) n'a connu aucune application 8 ans après son approbation parlementaire. Dans le résidentiel, la pratique des dérogations semble avoir très largement remplacé toute volonté des pouvoirs publics d'en faire un système exceptionnel. Le régime des dérogations après les errements du passé récent fait l'objet d'une nouvelle circulaire des ministères de l'Intérieur et de l'Habitat en date du 6 juillet dernier. La dérogation était devenue la règle. Plus de 160 dérogations auraient été accordées entre 2006 et 2009. En matière industrielle, si l'offre de la TFZ répond à une demande internationale et multinationale, l'absence d'offre en dehors de Gzénaya, elle aussi soumise à la spéculation, a suscité la création de zones industrielles grises. Ce sont des zones d'activité situées en milieu rural, posant des problèmes pour l'aménagement du territoire demain et des problèmes de pollution et d'environnement dès que les machines commencent à tourner. Le début de solution est double : le plan d'aménagement et la loi, en attendant un code de l'urbanisme aujourd'hui au niveau du Secrétariat général du gouvernement. Mais dans la plupart des cas, le système arbitraire des dérogations fausse le jeu économique et social et pervertit toute politique d'aménagement. Du côté de la loi, quand des textes existent, l'application fait défaut. En matière d'urbanisme et d'aménagement, les pouvoirs publics savent-ils ce qu'ils veulent ? Cette enquête tente des éclairages sur le rôle de l'Agence urbaine de Tanger et le régime des dérogations en vigueur. Des exemples concrets sont évoqués. Le côté juridique de l'activité immobilière est abordé sous l'angle du rôle du notaire, d'une loi VEFA inappliquée et pourtant prometteuse sur le plan de la justice et de la sécurité. Enfin, le sujet du foncier pour l'investisseur et la disponibilité de locaux industriels sont traités car l'inertie et des blocages importants persistent. Blocages et dérogations, la grande pagaille Les bâtiments, imposants, se dressent au centre-ville de Tanger. Esplanade ouverte au public avec pleine vue sur la baie de Tanger et le port, centre commercial ultramoderne, appartements de haut standing. Il s'agit du projet Tanger Boulevard. Le groupe espagnol Salamanca a tout fait a priori pour apporter sa bonne contribution au paysage urbain de la ville et il avait promis à ses clients une livraison pour le mois de juin 2010. Finalement, il informera ses clients que la livraison sera décalée, le temps de finaliser son dossier avec la commission d'inspection qui accorde le permis d'habiter et le Conseil municipal. Le cas de Salamanca n'est pas unique Mais depuis la veille du mois de Ramadan et le lendemain de l'Aïd al-fitr, le 11 septembre dernier, le dossier a peu avancé. Les commissions d'inspection sont nombreuses, et les absences prolongées du maire de la ville ne facilitaient pas les choses. Depuis plus de trois mois, le passage de la commission de la voirie est attendu. Pourtant les chantiers en ville sont moins nombreux depuis 18 mois. Avec celle du wali et du directeur de l'Agence urbaine, la signature du maire est obligatoire pour qu'un projet aboutisse. Mais ces derniers mois le monde de l'urbanisme tangérois a connu beaucoup de secousses. La première est intervenue lorsque suite à des inspections de Rabat le directeur de l'Agence urbaine a été prié de prolonger son congé. Après trois mois sans direction à l'Agence de Tanger, il a été remplacé mais lui n'a pas été réaffecté. Du côté de la wilaya, le départ du wali Mohamed Hassad est annoncé comme imminent depuis plusieurs semaines. Quant à la mairie et après 18 mois aux commandes par le maire Samir Abdelmoula (PAM), aucun élu n'a de délégation pour l'urbanisme pour «cause de trop de corruption», invoque son entourage. Le fait remarquable est qu'après 18 mois de mandat l'ex-président du Conseil municipal jugeait qu'il n'y avait parmi ses 85 confrères, aucun élu digne de confiance pour lui déléguer une fonction majeure. Pratique d'un autre âge ou autoritaire, séquelles municipales des années fastes du blanchiment et de l'exercice du mandat sans contrôle, la situation fait en tout cas les affaires de l'opposition PJD qui n'en espérait pas tant. Selon des sources bien informées du côté de l'administration municipale et des professionnels du bâtiment, plus de 50 dossiers sont bloqués depuis plusieurs mois, engendrant ainsi des retards de livraison ici, des déséquilibres de trésorerie là, des conflits juridiques encore. Mais si certains dossiers apparemment «normaux» n'avancent pas, d'autres projets avec les apparences de l'anormal, eux, avancent. Il y a eu le cas au cours de ces trois dernières années du projet Star Hill à Médiouna sur la route du cap Spartel. Surdimensionné au départ comme si les valeurs «béton» et «déforestation» faisaient partie du patrimoine génétique du pays, grâce aux actions de la société civile et aux effets de la crise immobilière le projet sera finalement réduit de près de 390 villas sur 45 hectares à un peu moins de la moitié. Il y a encore le projet d'investissement émirati Hist Hercules international Sport de Tanger bénéficiant d'une convention d'investissement comme le précédent. Hist avait promis un plus grand engagement dans la gestion et le financement du club de golf local et la promesse d'un terrain de cricket dédié aux retransmissions télévisées internationales grâce à un partenariat avec le magnat de la presse anglo-australien Robert Murdoch. Le promoteur émirati du projet Cheikh Abderrahman Bukhatir aura bénéficié au passage d'une assiette foncière sur laquelle il a pu mener à bien des projets immobiliers qui ne semblaient pas prioritaires au départ. Nos négociateurs de conventions d'investissement doivent être bien naïfs. L'élément du projet qui aurait justifié la générosité marocaine aurait aussi été le projet l'hôtel dont la construction est intervenue après coup. Mais la crise de Dubaï a rattrapé le cheikh de Tanger, puisque l'hôtel inachevé, villas et terrain de cricket sont à vendre. A côté des projets autorisés à la va-vite et des projets pour lesquels le passage de la commission de la voirie tarde à passer par exemple, il y a le cas des dérogations ou des... non-dérogations. Les visiteurs du phare du cap Spartel cet été ont pu découvrir la construction de ce qui ressemble à une maison d'hôtes de taille massive aux côtés d'un café restaurant qui n'en finit pas d'être construit depuis 2006 sur un espace de forêt public protégée et non aedificandi. Le mitage de la forêt du cap Spartel est en cours. Le plus troublant dans cette affaire, tant que des bulldozers ne seront pas allés faire leur travail, est que la construction a lieu sur un espace public, naturel, en bord de littoral, normalement protégé, et que le promoteur du deuxième projet est également le promoteur du premier projet non achevé. «La dérogation est faite pour accompagner l'investissement», réaffirment les responsables. Au prix du saccage de la forêt ? Sans aucune prise en compte des contraintes environnementales ? En oubliant que Tanger est très loin des normes de 10 m2 d'espaces verts par habitant ? Pour tenter de comprendre la vaste incohérence qui structure l'action urbaine et déstructure toute velléité de planification urbaine, il faut aussi se référer à certains projets pour lesquels des investisseurs se battent depuis plusieurs années sans succès. Ainsi un groupe d'investisseurs locaux, ni émiratis, ni espagnols donc, mais marocains, démarchent depuis plus de deux ans le Centre régional d'investissement et la wilaya pour l'affectation d'un terrain pour la construction d'un parc d'expositions, un équipement dont, de plus, la ville n'est pas dotée. Un premier terrain, affecté, a été retiré de l'offre du CRI aux investisseurs. La même mésaventure a été vécue par un deuxième terrain. Et lorsque les investisseurs ont pu trouver un terrain qui convenait au projet à un prix raisonnable sur un emplacement plutôt bien, non loin de la baie de Tanger, à travers la Société marocaine d'investissement touristique (SMIT), c'est le wali en personne qui informera dans le courant de l'été 2010 les investisseurs qu'il n'autorisera jamais le projet de parc d'expositions tant qu'il ne sait pas ce qui se fera sur la zone. Pourtant outre le parc des expositions, le projet comprenait aussi un musée privé des arts traditionnels marocains, équipement culturel également inexistant à Tanger. Pendant ce temps-là la wilaya et le CRI redoublent d'efforts pour communiquer autour de l'éternel projet de restauration du palais Tazi dont le premier appel à intérêt date de 2004. Après les années de bulle immobilière Tanger est-elle dans une impasse sur le plan de son développement ? «Si ce n'étaient les investissements publics dans les zones industrielles, Tanger serait une ville morte», assène Reynald Beck de l'agence NREA. De fait, selon de nombreuses sources concordantes, les prix de l'immobilier ont peu baissé à Tanger depuis 18 mois, mais le niveau des transactions a, lui, chuté : l'estimation partagée est à -70%. Le Centre régional d'investissement qui dépend de la wilaya a beau publier régulièrement des statistiques florissantes sur le niveau des investissements régionaux, la réalité ne semble pas toujours coller. Certains projets, avec conventions d'investissements à la clé et lancés à coups de grands cocktails et de feux d'artifice il y a 4 ans, le projet Gulf Finance House sur le site unique du cap Malabata semble aujourd'hui relever du fantomatique. L'émirati Emaar et Qatari Diyar ont fortement réduit la voilure sans renoncer à un seul hectare des plus de 200 acquis pour chacun des projets. Il n'est jamais tard pour prendre en compte les contraintes environnementales tout en veillant au capital naturel. Face à la croissance démographique et urbaine de Tanger et pour satisfaire aux besoins des enfants et des familles, des appels d'intérêt pour aménager des espaces verts, des parcs de jeux et des parcs thématiques ne relèvent pas aujourd'hui du luxe. Ce type d'investissement a certainement beaucoup plus de valeur que quelques appartements de plus.