De l'enseignement, le nôtre, on a une vision qui reste en profondeur utilitariste : on étudie seulement pour avoir accès au marché du travail. Or, tout ce qui ne répond pas à ce voeu n'est pas pris au sérieux. Ainsi, les élèves et, plus tard, les étudiants ayant poursuivi une formation scientifique ou technique, regardent mal la littérature, considèrent peu la philosophie, dénigrent l'art et la rhétorique. D'aucuns estiment que ces centres d'intérêt - ainsi qu'on les aurait souvent désignés - s'avèrent vains, sinon insignifiants, leur cursus durant ; d'autres croient que la fibre tant artistique que culturelle n'est point vitale et reste inapte à remuer leurs méninges prétendument rationnelles. En témoigne, en partie, la place non moins marginale que l'on accorde aux approches des textes littéraires et philosophiques dans les filières scientifiques dispensées au lycée et, le cas échéant, au sein des facultés des sciences juridiques, économiques et sociales. L'emploi n'est pas la seule fin Au Maroc, à l'instar de maints pays, le système libéral parraine et oriente l'éducation et l'enseignement. Il les réduit bon an mal an à la question des débouchés. Le postulat libéral est clair : assurer, autant que faire se peut, l'intégration des enseignés à la société et la vie active. Les élèves d'aujourd'hui sont destinés à devenir de futurs producteurs, de futurs entrepreneurs, de futurs directeurs de startup, de futurs hommes d'affaire…et de futurs professeurs contractuels. L'économie prend le dessus sur les valeurs si bien que tout ce qui a trait à l'humain est devenu lettre morte. Dans cette optique, l'enseignement perd (de) son principe du désintérêt, cesse de s'inscrire dans la durée et la gratuité, se voit dépouillé de la jouissance d'apprendre. Il privilégie tout ce qui s'inscrit dans l'éphémère : le travail, l'économie, le gain, le marché ; il néglige tout ce qui relève de l'éternel : les valeurs humaines et universelles, l'art plastique, la musique, la littérature, la philosophie, la rhétorique, etc. À quoi bon étudier «Hamlet» ou «Faust» ? Que va nous apprendre un roman de Maupassant ou de Kundera ? Pourquoi écouter «La marche de Radetzky» ou connaître la «Sonate des trilles du diable» ? Quel intérêt à analyser «Le Radeau de la Méduse» de Géricault ou «La femme qui pleure» de Picasso ? Quel rapport y a-t-il entre ce que nous lisons, ce que nous connaissons et ce que nous faisons ? Dans cette perspective pragmatiste, la connaissance n'a d'importance qu'à partir du moment où elle est intéressée et répond dans l'immédiat à un objectif concret. Elèves et étudiants ne pouvant qu'adhérer à cette conception matérialiste de l'enseignement, oublient souvent que la littérature enrichit davantage leur expérience, que la musique donne du sens à leur existence (Sans la musique, la vie serait une erreur, dixit Nietzsche), que la peinture peut les aider à mieux vivre, que la philosophie nourrit leur esprit et leur apprend la subtilité et la nuance. Jacqueline de Romilly a tout à fait raison de souligner l'importance des oeuvres littéraires ou philosophiques dans la vie des hommes : «La mort d'Antigone et la mort de Socrate aident à comprendre l'héroïsme et à le sentir dans sa simplicité absolue. Je plaide donc pour le grec et le latin. Mais pas seulement. Je plaide pour tout ce qui est lointain, différent, et pourtant humain. Je plaide pour la sociologie, je plaide pour l'histoire, je plaide pour tout ce qui n'est pas notre temps, pour tout ce qui lui ressemble et en diffère, pour tout ce qui nous donne, je le répète, du recul». Cette diversité culturelle, dont Romilly fait explicitement allusion, semble s'amincir de plus en plus dans nos établissements scolaires. On assiste, bon gré mal gré, à un enseignement qui professe l'utilitarisme. On n'enseigne à l'élève que ce dont il a besoin dans la vie active. Dès lors, l'enseignement prend la forme d'un vase clos et les enseignants, enfermés dedans, se contentent de n'apprendre aux enseignés que les contenus programmés. Un professeur des SVT ne s'intéresse pas à la littérature, celui de Lettres se désintéresse des sciences pures, celui de philosophie voit d'un mauvais oeil la rhétorique ou l'histoire. Aujourd'hui, l'enseignement, parce qu'il est cloisonné et compartimenté, tend délibérément à faire des enseignants de simples techniciens. Il veut les transformer en simples «spécialistes» qui ne peuvent pas ouvrir le moins du monde leurs matières enseignées sur d'autres disciplines, qui rabâchent à longueur d'années les mêmes leçons. Peu de culture générale L'interdisciplinarité, voilà ce qui fait défaut dans nos écoles, nos lycées et nos universités. Encore faut-il souligner que les professeurs contribuent à leur manière à cette défaillance, précipitent ce déclin. Ce qu'il faut retenir Qu'attendre d'un professeur qui ne lit pas une seule oeuvre durant toute une année ? Si les livres garantissent la culture générale, mettent sur le chemin du doute, invitent aux questionnements, habituent à la critique, battent en brèche la bêtise, force est de constater que les professeurs qui n'aiguisent pas leurs esprits par la lecture et la curiosité permanentes se fient facilement à l'institution et y souscrivent par-dessus tout. «Les institutions créent des certitudes, et dès qu'on les accepte, voilà le coeur apaisé, l'imagination enchaînée», écrit Ivan Illich dans «Libérer l'avenir ». La tâche d'un enseignant ne consiste pas à donner un cours à ses élèves. Il doit plutôt en faire des individus qui pensent, qui interrogent, qui s'instruisent, qui jugent, qui critiquent, qui doutent, qui disent davantage «non» que «oui»… «Ecole vient d'un mot grec signifiant «loisir». L'étude doit être la pause féconde et enrichissante où l'on s'arme pour la vie et pour la réflexion et où l'on entre en possession de tout un trésor humain, que plus tard on n'aura plus, en général, ni le temps ni l'occasion de découvrir ». (Romilly). Dans cet espace amène, au lieu d'être le catalyseur de la culture, l'éclaireur de l'esprit ou encore l'amoureux des livres, le professeur en devient, par son ignorance assumée, l'ennemi juré. Dans nos lycées, les professeurs d'arabe et de français ont beau enseigner des oeuvres au programme, ils le font sans passion ni plaisir. Leur seul souci est de les «achever» dans le temps qui leur est imparti, sans donner à leurs élèves le goût de la littérature ni leur faire aimer les grands auteurs. Ils enseignent un roman ou une pièce de théâtre, abstraction faite de leur contexte culturel et historique, du courant esthétique sous lequel ils se placent, du mouvement littéraire qu'ils semblent incarner ou enfreindre, de l'esprit du temps qui les marque, du lien intertextuel qu'ils tissent avec d'autres formes d'expressions artistiques (peinture, sculpture, musique, cinéma…). Qui plus est, la méthode dont ils font usage suscite la mémoire et non l'intelligence. Ils ignorent ce que Montaigne avait écrit cinq siècles auparavant : «On ne cesse de criailler à nos oreilles, comme qui verserait dans un entonnoir, et notre charge ce n'est que redire ce qu'on nous a dit. Je voudrais que [le maître] corrigeât cette partie, et que, de belle arrivée, selon la portée de l'âme qu'il a en main, il commençât à la mettre sur la montre, lui [l'enfant] faisant goûter les choses, les choisir et discerner d'elle-même ; quelquefois lui ouvrant chemin, quelquefois le lui laissant ouvrir». Pour se disculper de leur amathie (en grec «amathia» signifie à la fois ignorance et sottise), les professeurs ne cessent de susurrer la même rengaine : le niveau des apprenants est lamentable, ils sont happés par le numérique, ils voient dans la littérature une perte de temps… Chagrin d'école À dire vrai, leur jérémiade est une suite de superlatifs négatifs à l'égard de leurs élèves. Ceux-ci, en contrepartie, nourrissent envers les enseignants et, partant, la matière qu'ils leur enseignent (ils les confondent) de l'indifférence, de l'incurie, de la désinvolture, parfois même de la haine. En conséquence, le courant ne passe pas de l'un à l'autre. Une classe, comme le rappelle métaphoriquement Daniel Pennac dans son roman «Chagrin d'école», «n'est pas un régiment qui marche au pas, c'est un orchestre qui travaille la même symphonie» et dont chaque exécutant joue sa partition avec maestria et en syntonie avec les autres. Orchestre oui, régiment non, mais au prix de quoi ? D'abord du jeu qui amortit les tensions, égaye l'atmosphère, installe un climat de confiance, n'ennuie pas au sérieux, car «jouer avec la matière c'est encore nous entraîner à la maîtriser» (Pennac). Ensuite de l'art que chaque enseignant doit cultiver durant sa profession ; un art qui lui est propre et le distingue, qui lui permet de transmettre le savoir et le partager avec ses élèves dans la joie et la jouissance, qui suscite leur appétit et transforme à leurs yeux l'école en locus amoenus. Enfin de la vision que l'on fait du savoir qu'on enseigne aux élèves ; un savoir qui gagnera en efficacité quand il aura cessé d'être une valeur de consommation et sera devenu une valeur d'échange et de partage. À partir de ce moment, on pourra dire que ce savoir est utile dans le sens où «l'utilité du savoir, comme le rappelle Paul Valéry, fait du savoir une denrée, qui est désirable non plus par quelques amateurs très distingués mais par tout le monde». Berrezzouk Mohammed. Professeur agrégé, docteur «ès lettres» Formateur CRMEF Settat