Les opérateurs déplorent la perte, en amont, de près de 40% de la valeur des peaux, lors de l'abattage. 60% des tanneurs du quartier industriel Doukarate sont à l'arrêt, tandis que 30% sont en sous-activité. Au quartier industriel de Aïn Nokbi, où l'informel règne en maître, 90% des entreprises de la tannerie ont mis la clé sous le paillasson. Les causes de la crise sont multiples... Une crise sans précédent frappe les métiers de la tannerie à Fès. Le secteur est paralysé et les entreprises disparaissent les unes après les autres. Dans le quartier industriel de Doukarate où s'active une vingtaine de tanneries, l'heure est grave. Qu'il s'agisse des peaux utilisées (de bovins, d'ovins ou de caprins) ou des techniques de travail, «tout le monde est touché par la crise» et les licenciements des salariés s'enchaînent. Des investigations menées par «Les Inspirations ECO» sur 20 entreprises de la tannerie au quartier industriel de Doukarate révèlent que 12 entreprises sont en suspension d'activité, six sont en sous-activité avec un taux inférieur à 50%, et seules deux entreprises poursuivent une activité normale. Les professionnels de la tannerie précisent que ce n'est pas la première crise qui touche la filière, mais c'est celle qui a le plus duré. «La filière a connu plusieurs difficultés dans l'approvisionnement, la production ou encore la commercialisation des produits, mais nous n'avons jamais vécu une situation pareille. La plupart des professionnels ont quitté le secteur», souffle Rachid Mlayeh, gérant de la tannerie Jrondi. L'absence de formation dans la filière a tiré vers le bas le niveau technique et la modernisation des équipements. À l'origine d'une crise... Les industriels attribuent cette crise à plusieurs facteurs. Certains la lient à la conjoncture économique internationale alors que d'autres opérateurs pointent du doigt la situation du marché local, marquée par une anarchie dans la filière. «Il y a deux aspects dans le diagnostic de la filière de la tannerie à Fès, du fait de l'existence de deux formes de tannage, à savoir le tannage artisanal, qui se fait dans les trois tanneries de l'ancienne médina de Fès, et le tannage moderne, dit industriel, qui regroupe plusieurs unités modernes dans le quartier industriel Doukarate. Ajoutons à cela, les unités clandestines situées à Aïn Nokbi, vers la sortie Est de la ville de Fès», commente Ghali Saadani, professeur à la Faculté des sciences juridiques économiques et sociales de Fès, qui a mené plusieurs recherches sur la filière du cuir dans la région. Selon le Pr Saadani, «la filière de la tannerie dite industrielle est constituée de PME très peu structurées et non capitalisées, utilisant des machines d'origine européenne assez modestes, ce qui ne permet pas de faire face à la concurrence internationale». Notons également que le manque de commandes destinées à l'export participe grandement à l'aggravation de la crise. En effet, d'après les tanneurs de la zone industrielle Doukarate, «l'inexistence de commandes destinées à l'export a concentré l'offre des peaux tannées sur le marché local, ce qui a influencé le mécanisme de l'offre et de la demande dans le marché, et a, par la suite, mené à une surproduction au niveau local». Trafic des peaux L'activité est marquée, aussi, par la circulation d'un grand volume de peaux dont aucun tanneur ne connaît ni l'origine, ni les canaux de distribution. Généralement, elles sont destinées aux fabricants de chaussures et de vêtement en cuir. Située à l'Est du royaume, la ville de Taourirt est réputée pour le trafic illicite de marchandises en provenance de nombreux pays, principalement d'Europe. Certains parlent de produits soldés venant de l'Europe, d'autres parlent de mafias de la contrebande qui agissent discrètement dans la zone Nord-Est du royaume. Ces peaux sont généralement utilisées par les fabricants de chaussures, de bagagerie ou de maroquinerie, ce qui impacte directement la demande des produits locaux. «Il y a quelques années, les peaux de Taourirt étaient disponibles en quantités très limitées. Depuis quelques temps, elles sont beaucoup plus disponibles. Elles sont à la fois de bonne qualité et beaucoup moins chères que la moyenne, ce qui prive les tanneurs locaux d'une grande part de marché», indique Mohamed Idrissi, président de l'Association des patrons tanneurs de Fès. Une peau bien tannée nécessite une utilisation efficace de produits chimiques tout en respectant les normes environnementales. 40% de la qualité perdue Autre bémol: les tanneurs déplorent des pertes, en amont, de près de 40% de la valeur des peaux, à cause des «coutelures» au cours de l'abattage. «Les abattoirs de la ville ne permettent pas aux tanneurs d'accéder à une matière première de bonne qualité. Tous les abattoirs pratiquent l'abattage manuel, ce qui augmente les risques de dégradation de la qualité des peaux disponibles sur le marché», signale de son côté Mohammed El Oudghiri, propriétaire d'une tannerie au quartier industriel de Doukarate. L'informel, encore et toujours ! Ajoutons à tous ces problèmes, l'informel qui accapare une grande partie de l'activité du cuir à Fès. Au niveau la zone de Aïn Nokbi, par exempl,e 53 tanneries exercent dans l'informel. «Si par exemple, je demande 1,90 euro au pied carré, celui situé à Aïn Nokbi (informel) demandera 1,60 euro. Le coût de la main-d'œuvre est de 3 DH contre 1 DH dans l'informel», confie Driss Lachkar, propriétaire d'une tannerie au quartier industriel Doukarate. Ce n'est pas tout: le métier de la tannerie représente le maillon faible dans la chaîne de production des produits en cuir. En effet, les tanneurs s'approvisionnent en matières premières et produits chimiques en prix TTC, sans pouvoir récupérer la TVA, puisque la totalité des fabricants des produits en cuir travaillent dans l'informel. En outre, les tanneurs de la ville ont toujours des difficultés lors du recouvrement des créances. Certains tanneurs nous expliquent détenir ont des chèques et effets impayés émis depuis plus de quatre ans. La contrainte climatique complique la donne La fabrication des produits en cuir est fortement liée aux aléas climatiques. En effet, le manque de pluies et le décalage saisonnier influencent grandement la demande en produits fabriqués en cuir, connus par leur forte utilisation en période hivernale, ce qui a amplifié les produits stockés chez les fabricants. Ce décalage décourage les fabricants de chaussures et de vêtements en cuir de produire de nouveaux articles puisque la demande ne va pas suivre. L'inexistence de commandes destinées à l'export à concentré l'offre des peaux tannées sur le marché local. La formation, problématique ! Pour les plus anciens industriels de la tannerie, l'absence de formation dans la filière a tiré vers le bas le niveau technique et la modernisation de l'activité. En effet, les seniors du secteurs s'inquiètent de ce que la nouvelle génération ne compte pas beaucoup d'experts pour assurer la relève. «Il y a un grand déficit de compétences. Les nouveaux techniciens ne sont pas assez qualifiés. La quasi-totalité des tanneries ne parlent pas de formaldéhyde, sachant qu'il est très important lors de la confection de produits destinés aux bébés. On ne doit pas dépasser les 20 PPM pour être conforme aux normes sanitaires internationales», souligne Driss Lachkar. Il faut préciser qu'une peau tannée de bonne qualité nécessite en grande partie une utilisation «efficace» des produits chimiques tout en respectant les normes en vigueur, ainsi que des techniciens qualifiés pour la maintenance des machines. Si les deux conditions ne sont pas remplies, l'entreprise de la tannerie ne sera pas compétitive et risquera de disparaître. Tous les opérateurs de la filière gardent un bon souvenir de l'Institut national du cuir et du textile (INCT). Cette plateforme a formé des centaines de personnes qui dirigent, actuellement, de grandes sociétés du textile et du cuir. Pistes de solutions... Des issues de sortie de crise existent, selon les professionnels. Le tout est une question de volonté, estiment-ils. L'activité est-elle irrécupérable à Fès ? Pas forcément, estiment les professionnels. Pour certains d'entre eux, il faudrait créer une zone industrielle pour réglementer le secteur et lutter contre l'informel. L'activité a besoin de la mise en place de formations autour des métiers de la filière du cuir en amont et en aval, mais aussi de la création d'abattoirs modernes, de même que d'une sérieuse prise en main de la lutte contre l'abattage clandestin. Cela étant, il faut savoir que le prix d'un lot de terrain dans la nouvelle zone industrielle est très élevé. Sur la question de la zone industrielle, néanmoins, 16 industriels de la tannerie déclarent qu'une ZI ne saurait être «la» solution pour le secteur puisqu'ils n'ont pas les moyens de s'y installer. Notons que la zone industrielle de Doukarate dispose déjà d'une station qui permet le traitement des rejets liquides des tanneries, ce qui en fait une zone déjà balisée à cet effet pour ce qui est de l'aspect environnemental. «Il faut d'abord trouver une solution concernant les tanneries informelles situées à Aïn Nokbi, qui ne respectent pas les normes sociales et environnementales en vigueur», lance cet industriel. Et un autre opérateur de surenchérir: «À l'exception d'une poignée de tanneurs à Fès, la nouvelle zone industrielle sera occupée par de nouveaux investisseurs. Ceux qui travaillent dans l'informel ou dont les moyens sont limités devront rester sur place». Signalons également l'importance d'équiper les abattoirs de machines permettant le dépouillage mécanique de chaque type de bétail afin d'approvisionner le marché local en peaux de bonne qualité et permettre aux industries de la filière du cuir de se positionner sur le marché international. En effet, d'après le témoignage des tanneurs, «pour chaque lot des peaux brutes acheté, plus de 20% sont jugées inutilisables lors du premier triage et sont donc jetées». Dans certains pays musulmans, comme la Turquie par exemple, la période de Aïd Al Adha représente une occasion importante pour la valorisation des peaux. En effet, des camions spécialisés dans l'abattage et la conservation des peaux sillonnent les principales rues du pays afin d'assurer à la fois l'abattage et la conservation des peaux dans de bonnes conditions. Cette opération est effectuée par les autorités en partenariat avec la société civile et les coopératives de tannerie. «Ce diagnostic devrait passer en revue les nombreuses causes de la situation de crise vécue par les deux types d'unités de tannage. Des solutions adaptées à chaque catégorie pourront ainsi être mises en œuvre. Une stratégie visant la mise à niveau de toutes les unités de tannage, en mettant en avant les atouts du tannage artisanal, à savoir une main-d'œuvre qualifiée, des procédés respectueux de l'environnement ou encore la qualité inimitable de certains cuirs (Ziouani) pourra être élaborée dans le cadre des plans, mesures et actions prises dans la Vision 2015 de l'artisanat ainsi que du PDRA de Fès», préconise Ghali Saadani.