Il est naturel que l'approbation par le Conseil supérieur de l'éducation du projet d'avis, soumis par le chef du gouvernement, concernant la participation des familles dans le financement de l'enseignement dans le secondaire et le supérieur, provoque un large débat public et un mouvement de protestation dans les milieux syndicaux, éducatifs et populaires. Il s'agit en effet d'un sujet sensible qui concerne tous les Marocains à différents degrés. J'estime que les réactions à propos de cet avis ne traduisent pas seulement un sentiment de danger qui menace la gratuité supposée de l'enseignement dans le système éducatif marocain. Plus encore, le sujet remue le couteau dans la plaie des inégalités dans l'éducation au Maroc depuis l'indépendance et jusqu'à aujourd'hui. Le débat public autour du sujet devrait pousser l'acteur politique responsable et engagé à adopter une position claire concernant les soubassements et dimensions de cet avis consultatif. Ce dernier, dans le contexte actuel, représente un facteur de provocation supplémentaire dans une situation politique exceptionnelle caractérisée par un vide institutionnel ayant trait aux difficultés de constitution du gouvernement et leurs corollaires, à savoir l'arrêt technique du Parlement et le blocage du dialogue social. Autant de criants indicateurs sur l'éventuel impact que cela est susceptible d'avoir sur la paix sociale. La question du timing de cet avis est tout autant cruciale dans la mesure où il a été soumis dans le temps mort du gouvernement entraînant dans son sillage un projet d'avis prenant de court l'établissement du gouvernement et du nouveau pouvoir législatif. Cela nous amène à poser la question constitutionnelle et organisationnelle sur un avis exprimé en dehors des institutions censées le débattre et le mettre en œuvre. En ayant aujourd'hui à l'esprit les quatre piliers de l'éducation nationale, l'on serait tenté de dévoiler les référentiels non déclarés qui ont influencé, à bon ou mauvais escient, la mise en place de la politique éducative de notre pays, car derrière «la rupture» annoncée avec la politique coloniale dans le domaine de l'enseignement, basée sur la discrimination entre les colons et les notables marocains d'un côté et le reste du peuple de l'autre, l'éducation dans le Maroc indépendant est restée tributaire de la même politique coloniale. La française pour être plus précis. Je cite à ce propos l'analyse sociologique de Pierre Bourdieu concernant la reproduction des inégalités sociales à travers les systèmes éducatifs. Il paraît que la même logique dont parlait Bourdieu a été reproduite dans notre système éducatif depuis les premières expériences du mouvement national, passant par les processus de réforme, et aujourd'hui encore. En effet, lorsque la classe politique met en place des stratégies éducatives avec pour objectif de préserver sa position élitiste, il est logique qu'il en découle deux trajectoires différentes avec des contenus, des curricula et des espaces différents. Justement, à l'époque où les figures du mouvement national exhortaient le peuple à s'accrocher aux origines de «l'identité arabe» du Maroc à travers l'arabisation du système éducatif, elles inscrivaient leurs enfants dans les écoles de la mission française et dans les écoles et universités à l'étranger. Aujourd'hui, ces figures ont atteint leur objectif qui est de mettre la main sur le pré-carré réservé aux élites dans les domaines de l'administration, de l'économie, des affaires, de la finance et de la politique. Avec bien sûr quelques exceptions de personnes ayant pu percer dans ces domaines bien gardés grâce à des efforts personnels isolés. Sans doute que notre système éducatif actuel consacre les mêmes inégalités nées avec la colonisation et ancrées ensuite avec le mouvement national et les différentes réformes qui ont suivi. La gratuité dont on craint aujourd'hui la fin, n'est qu'illusion véhiculée pour les couches pauvres de notre société. Est-ce que la gratuité consiste à construire des salles de cours dont une grande partie est délabrée et de les doter de pupitres, de tableaux, de craies, de quelques outils didactiques et d'employer des profs, des administrateurs et des auxiliaires ? L'éducation se réduit-elle à cela uniquement ? Qui achète les manuels et les cahiers ? Qui paie les droits d'inscription et d'assurance ? Qui transporte les élèves à l'école, qui les nourrit ? D'aucuns penseront que ces propos sont exagérés, sauf que tout un chacun qui connaît de près l'ampleur des problèmes et des manquements dont souffre le système éducatif dans notre pays, surtout dans les périphéries des grandes villes et dans le monde rural, n'hésitera pas à affirmer que l'objectif de la généralisation de l'enseignement, qui d'ailleurs n'a pas été atteint, a jeté de l'ombre sur la qualité de l'enseignement. Il ne faut donc pas être choqué de voir le Maroc au bas du classement mondial des systèmes éducatifs surtout pour ce qui a trait à la culture générale et aux langues. Il ne faut pas non plus s'émouvoir des taux élevés de l'abandon scolaire spécialement parmi les filles dans les milieux ruraux. Pour que le débat sur la gratuité soit fructueux, il faut qu'il ait lieu dans un cadre académique, politique et sociétal global, mettant les enjeux de la réforme de l'éducation au même niveau que les enjeux liés à l'unité et à la sécurité du pays. Il faut donner au secteur de l'éducation la même importance que celle octroyée à la défense nationale, loin de la logique de la minorité ou de la majorité ou de celle basée sur la discrimination entre gouvernant et gouverné ou entre pauvre et riche. Le temps de l'école, en tant que droit au savoir et à la production de la matière grise, est celui de l'économie du savoir et la construction de l'avenir par excellence. Cela nécessite un nouveau contrat national autour de l'école et de l'université sur la base d'une concertation institutionnelle permanente avec les acteurs éducatifs et les partenaires sociaux et institutionnels. Nous avons tellement besoin d'un débat stratégique, constructif et calme à même de hisser le niveau de l'école et de l'université en tant qu'acquis nationaux et populaires, au-dessus de tous les intérêts conjoncturels et de classes. Ilyas El Omari Secrétaire général du Parti Authencité et Modernité (PAM)