Amiral Olivier Lajous DRH de la Marine française et lauréat du Prix «DRH de l'année 2012» Les ECO : Quelles sont les approches et les outils stratégiques pour réussir le management de la richesse humaine dans cette décennie de fortes turbulences ? Olivier Lajous : Bien plus que des outils, il faut une vision stratégique des enjeux de l'humain. Il n'y a pas d'entreprise prospère sans mobilisation du talent des hommes et des femmes qui constituent sa première richesse. «Il n'est de richesse que d'hommes» disait déjà au XVIe siècle le philosophe français Jean Bodin. Il est intéressant de noter qu'il s'exprimait alors que notre humanité venait de traverser les deux siècles de la Renaissance, période pendant laquelle toutes les croyances du passé ont été bousculées et le savoir rendu accessible à tous grâce à l'invention de l'imprimerie. En ce début de millénaire, grâce à la numérisation et à la mondialisation de l'économie, notre humanité prend conscience de sa complexité, de sa fragilité, mais aussi de sa solidarité, et perçoit un peu plus distinctement combien la diversité et l'incertitude sont ses principales caractéristiques. Il nous faut nous adapter à notre nouveau monde, celui de l'instantanéité plurielle. Nous vivons sans en avoir pleine conscience une révolution aussi importante que celle de la Renaissance ! Dans un monde fluide, rapide, complexe, il faut pouvoir dessiner des projets, mobiliser des volontés et des talents, communiquer, dialoguer, rassurer tout en ne dissimulant ni les risques, ni les opportunités. Mettre l'humain au cœur de l'entreprise, aider chacun à vivre la mondialisation et la numérisation comme des sources de progrès et non de peur et de rejet, là est la clé stratégique du management moderne. Quels sont les grands défis pour repenser le management de la richesse humaine dans ce monde en pleine mutation ? Le grand défi du management moderne est celui de l'amour. Oui, je dis bien de l'amour ! L'amour qui doit nous conduire à considérer notre prochain comme nous même, à rejeter la haine et la violence, le racisme et toute forme de mépris de l'autre, à nous reconnaître dans certaines valeurs en acceptant qu'elles ne soient pas universellement partagées, mais qu'en étant nôtres, elles nous guident dans notre humanité, nous permettent d'exister «un parmi les autres», ni plus grand ni plus petit, tout simplement égal devant l'infini richesse d'un univers dont nous ne percevons qu'une infime partie de la réalité, de l'infiniment petit à l'infiniment grand. Face à l'instantanéité plurielle, le défi qui finalement s'impose à nous, en particulier à celles et ceux d'entre nous qui se trouvent en situation de décider, c'est d'accepter que l'incertitude et la diversité soient les règles naturelles de notre humanité et de les considérer comme des alliées qui nous permettent de progresser. Pour profiter de l'opportunité unique de la vie, il nous faut être curieux et audacieux, créatif et réactif, aimant et confiant, engagé et discipliné, réaliste et humaniste, attentif à soi comme aux autres. C'est en osant cette vision de la vie que les hommes et les femmes prendront toutes leurs places au sein de l'entreprise, notamment les managers. Comment, selon vous, pourrait-on développer les managers des entités économiques à l'ère de la financiarisation de l'économie mondiale ? Pour relever le défi de l'amour, un manager doit en permanence faire l'effort de se connaître lui-même. On ne peut pas guider les autres si on ne sait pas se guider soi-même ! Pour se guider il faut de la discipline, pas celle trop souvent caricaturée et injustement prêtée aux militaires qui savent bien que sans discipline il n'y a pas d'action collective possible. Le mot discipline renvoie principalement à deux grandes notions, celle d'un ensemble de règles à suivre et celle d'une branche de connaissance ou d'activité. Dans sa première acception, celle d'un ensemble de règles à suivre, la discipline s'appuie sur des règles de conduite plus ou moins librement admises par les membres d'un groupe. Ces règles ont pour objet de favoriser l'action commune en interdisant notamment les comportements non respectueux de l'autre, ou ceux qui mettent en danger la sécurité ou l'harmonie du groupe. L'obéissance à ces règles peut être contrainte ou de raison. Ce qui fait que la discipline est le plus souvent acceptée, c'est que ceux qui la font appliquer et ceux qui s'y soumettent sont égaux devant les valeurs qu'ensemble ils acceptent librement de servir. Ils adoptent plus ou moins consciemment un comportement normé qui leur est dicté par un individu perçu comme une source d'autorité car incarnant les valeurs du groupe. Ainsi, la discipline passe par la reconnaissance plus ou moins consciente de la supériorité morale des règles du groupe, mais aussi des personnes qui les font appliquer. Pour les dépositaires de l'autorité, il y a là un défi éthique permanent, car l'autorité ne se décrète ni ne s'improvise. Elle s'impose à celui qui l'exerce comme un devoir exigeant, celui de l'exemplarité du chef. Dans l'acception de la discipline en tant que branche de connaissance ou d'activité, on retrouve de la même façon l'obéissance à des règles précises, tant dans le domaine des sciences, des arts ou du sport. Dans l'exercice de chacune de ces disciplines, l'application des règles est seule garante du bon déroulement des activités et de la performance du groupe. Je vous invite à méditer cette pensée bouddhique extraite d'un recueil koan zen : «Recherchez la liberté et vous deviendrez esclave de vos désirs. Recherchez la discipline et vous trouverez la liberté.» Quel est votre avis concernant les salaires dans le contexte de la mondialisation ? Tout travail mérite salaire. Celui-ci doit être proportionné aux efforts fournis, aux responsabilités prises, aux risques encourus, à la pénibilité des tâches accomplies. Il doit permettre à chacun, quelle que soit sa place dans l'entreprise, de vivre dignement de son travail. Les abus, dans un sens comme dans l'autre doivent être dénoncés et combattus dans le cadre d'un dialogue social ouvert, respectueux et sincère. La plus grande transparence doit être recherchée pour que chacun ait une claire conscience des règles salariales. Il est juste de récompenser la performance, la prise de risque et la pénibilité, de sanctionner la paresse et l'absentéisme, de différencier les salaires sur une échelle raisonnable en fixant un seuil de salaire minimum, et pourquoi pas, ce qui n'est pas pratiqué aujourd'hui, un seuil maximum. La dérive qui consiste à acheter les talents en proposant des salaires exorbitants m'apparaît malsaine et ne répond qu'en partie au besoin de reconnaissance des individus.Si le salaire est l'un des outils de la reconnaissance, le sens du travail, l'ambiance et les conditions de vie au travail, la capacité des managers à encourager et valoriser le travail de chacun sont à mon avis des facteurs tout aussi importants. Même si elle peut paraître un peu radicale, j'apprécie cette pensée du philosophe allemand Friedrich Nietzche : «Celui qui a un pourquoi vivre supporte presque n'importe quel comment vivre».