Siham Bouhlal Siham Bouhlal est une poétesse marocaine installée en France depuis 26 ans. près s'être longtemps consacrée aux écrits du Moyen-Âge, elle se lance aujourd'hui dans la traduction de Zefzaf. Les ECO : Vous travaillez sur la traduction du livre de Mohamed Zefzaf, quelle est l'importance de cette œuvre précisément et de cet auteur ? Siham Bouhlal : En effet, je travaille en ce moment sur la traduction de quelques œuvres de Mohamed Zefzaf, qui jusqu'à maintenant, et bien que ce soit un écrivain majeur du Maroc de son temps, et du nôtre, reste quasiment ignoré ou peu lu. Ma démarche voudrait lui rendre justice et avant tout ouvrir son œuvre à un public non arabophone, et du coup attirer l'attention des lecteurs de langue arabe également. Comme vous le savez, c'est une chose curieuse, mais la traduction semble être de nos jours le moyen de porter dans l'arène les œuvres d'origine. Le premier roman que j'ai choisi est «Mouhawalet Aych» ou «Tentative de vie», et pour faire court, je vous offre un extrait de mon introduction à la traduction : «À mi-chemin entre le théâtre et le cinéma, « Tentative de vie» de Zefzaf, se joue ligne après ligne, devant nos yeux, en une course contre la forfaiture et la mort. Disons-le d'emblée, il ne s'agit guère ici de la voix «prétentieuse» de l'intellectuel, de discours imposants, bien pensants, ni d'analyses sociologiques, ou de projections d'un ciel lointain. Zefzaf, ici, n'écrit pas sur le Maroc, mais il écrit le Maroc, depuis le Maroc, le plus oublié, le plus souffrant, le plus marginalisé. Ce Maroc des années soixante dix, depuis un bidonville, depuis une ville, depuis un port peuplé de Marocains à l'affût d'un bout de pain et d'étrangers français, américains, riches et parfois hargneux. La base américaine de Kénitra et ses tumultes, les marchandises, venant et partant, sujettes à toutes les convoitises. C'est ce Maroc là qui lutte pour sa survie, pour un toit, une cigarette, la vente d'un journal dans lequel on ne sait ce qui se disait, s'écrivait, pour un client juteux, pour une fille au galbe généreux, à l'histoire si triste, c'est ce Maroc là qui parle». Et ce sont là les raisons même de ce choix, pour un roman qui demeure plus que jamais d'actualité. Quelles sont les contraintes d'un tel exercice ? L'exercice de traduction et ceci quel que ce soit le texte ou sa nature, est toujours périlleux. Et de la langue arabe, les choses se compliquent encore. Nous nous posons continuellement la question de la distance que nous mettons entre le texte dans sa langue d'origine, et le texte tel qu'il se développe et évolue dans la langue qui le reçoit, et nous demeurons dans le souci de raccourcir au maximum cette distance, ou bien, quand la chance est avec nous, de l'abolir complètement. Dans le cas qui nous préoccupe ici, à savoir «Tentative de vie» de Zefzaf, la vigilance est double, car c'est un texte qui s'offre avec une facilité déconcertante, un style qui coule, frais et limpide, ne laissant pas voir le mystère propre à toute écriture, c'est comme si vous observiez l'eau pure de l'Ourika, tout en vous posant la question du miracle qu'elle recèle ? Ainsi est Zefzaf, nous suivons son style, le retranscrivant, toujours dans la crainte de le banaliser et de laisser passer l'essentiel. Il nous faut rester purs et percutants à la fois. Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? En ce moment, je ne travaille pas sur un autre projet de traduction, mais sur un essai, qui me ramène aux premiers siècles de notre civilisation. Il requiert bien entendu des exercices de traduction, puisque la recherche se fait dans les sources arabes anciennes, et que l'essai est rédigé en langue française. Il s'agit du développement d'un article, déjà paru en allemand, dans «Lettre internationale», à Berlin, et qui traite des parfums anciens, des usages qui leurs étaient inhérents dans les sociétés arabes anciennes, de son usage dans la religion musulmane, dans la sphère du prophète. Je voudrais essayer de comprendre quels étaient et sont encore les enjeux de cet usage, et comment peut-on ouvrir des valves dans la pratique religieuse d'alors et de maintenant, à travers le rôle du parfum, dans les rites religieux, dans le rapport au corps et à l'esthétique, dans l'approche de l'acte amoureux à l'époque. D'autres questions sont soulevées et seront dévoilées le moment venu. Ce travail est quand même différent de ce que vous faisiez avant «Etreintes» et «La princesse Amazigh» ? Pourquoi ce thème ? Il est vrai que je traduis rarement le contemporain, je suis focalisé sur l'ancien, car je me fixe un but : faire connaître la culture arabo-musulmane ancienne et déconstruire ces visions étriquées où on la noie. Les uns la présentent comme le point culminant du «bon Islam», rigide et inflexible qui nourrit les extrémistes musulmans, les autres, comme le summum de la débauche, qui nourrit le grand fantasme de l'Occident. En ce qui concerne Zefzaf, je dirai que je ne trouve pas sa démarche si éloignée de «La princesse Amazigh», par exemple, qui est un texte décrivant les difficultés d'une petite fille, qui essaie de grandir dans le Maroc des années soixante dix et quatre-vingt. Les différents chapitres ou histoires racontent ce regard d'enfant, resté intact, et ses interrogations face aux rapports des hommes et des femmes, des enfants, du système, etc. Par contre, «Etreintes», bien qu'il soit inscrit dans un projet d'écriture qui tente de comprendre le monde et son fonctionnement, y compris la société arabe actuelle, qui s'interroge sur la condition de l'enfant, de la femme, et qui officie pour l'amour d'abord, est effectivement différent de «La princesse Amazigh», de son rythme, son ton et sa finalité. Quel est le rapport entre l'art et la politique ? L'art est-il un véhicule idoine de contestation ? Bien sûr, l'art ne peut pas faire l'impasse sur ce qui occupe l'humanité de manière générale et quotidienne, la politique, ou l'art de faire la politique, en fait partie. Plus qu'un véhicule de contestation, et c'est ce que je crois, il naît de cette contestation, lui donne forme, la renforce, lui octroie une voix pour se dire. Pour ma part, il est évident que je ne peux pas rester dans un monde clos, supposé être le mien unique et retranché des autres. Je côtoie le monde, il me côtoie, nous sommes en conversation constante, et s'il apparaît qu'il faille m'exprimer sur tel ou tel événement, la poésie s'en charge. Je sais que petite, j'ai écrit des poèmes sur la cause palestinienne, sur les prisonniers politiques, les poèmes d'une enfant qui réagit à la violence qu'il entend, voit autour de lui, d'une manière ou d'une autre, parfois c'étaient par les larmes, et parfois par les mots. Je me suis ensuite consacrée aux recherches sur le thème de l'amour et mon écriture personnelle a été investie du même souci, celui d'écrire l'amour, le comprendre, le donner comme seule solution aux maux du monde, et j'y ai foi. J'ai écrit pour la jeunesse du Maroc avant le 20 février et après, au sujet des femmes de la montagne également, de Amina, de l'affaire de la grâce du pédophile espagnol, et de toute sortes de causes qui devraient impliquer tous les artistes, quel que soit leur domaine. Qu'est ce qu'un écrivain ou un poète qui ferme les yeux devant l'injustice et la misère ? Rien.