Un projet de loi portant sur les travailleurs domestiques a été déposé au Secrétariat général du gouvernement. C'est encore une de ces lois incomplètes qu'on affectionne chez-nous. Une loi qui n'apporte qu'une mauvaise solution à un vrai problème. Même quand il doit composer avec des contraintes, le législateur ne peut transiger avec les principes et les droits universellement reconnus. Certains gouvernements trouvent dans le refus de légiférer sur une question délicate un prétexte pour ne pas opposer la loi à la morale. Le Sénat américain s'est ainsi abstenu de légiférer sur le droit des prisonniers de Guantanamo. C'est une décision condamnable, mais elle dénote une certaine conscience de l'importance des lois. Ce n'est pas l'impression que nous laisse cette loi sur les «petites bonnes», qui, après des années d'attente, n'apporte que des demi-mesures. Contrairement à la législation du travail «normale», cette loi autorise des exceptions inacceptables : pas de couverture sociale, pas de contrat, pas d'indication sur les heures du travail ... Les vérités ne supportent pas d'être morcelées; ou elles sont intégrales ou elles ne sont pas. Quand on reconnaît l'injustice que vivent certains petites bonnes, et qu'on ne cherche à corriger cette injustice que partiellement, nous sommes de facto en train de consacrer les abus, parce que leurs victimes sont des citoyens de seconde zone. Nous avons une loi qui interdit le travail des enfants, une autre qui impose l'enseignement obligatoire jusqu'à l'âge de 15 ans et une autre qui accepte qu'on ferme les yeux sur un phénomène du travail des enfants. Cette loi, qui interdit aux enfants de travailler avant 15 ans, laisse croire que le problème est lié à la question de l'âge et non au travail lui-même. Comme si l'exploitation d'un enfant de plus de 15 ans était moins grave que celle d'un enfant de moins de 15 ans. Pourrions-nous avoir suffisamment de courage pour reconnaître que nous acceptons d'une manière ou d'une autre l'exploitation éhontée des enfants ? Est-ce parce qu'il s'agit des enfants de familles pauvres? Cette loi essaye de légitimer une réalité au lieu de la changer. Il existe au Maroc une loi qui impose le Smig comme salaire minimum, auquel on se plaît d'accoler l'adjectif «garanti», même s'il ne garantit pas grand chose et surtout pas la dignité humaine. La nouvelle loi sur les domestiques autorise que ce salaire, déjà minimum, soit divisé par deux... Si on a du mal à vivre avec le minimum, comment peut-on le faire avec la moitié du minimum ? L'astuce consiste à prétendre que ces «salariés» bénéficient d'avantages en nature. C'est tout simplement grotesque. On n'ose pas dire qu'il ne s'agit pas de salaire, mais d'une sorte de prime à l'asservissement accepté par une alliance sacrée entre un employeur cupide, des parents analphabètes et maintenant un législateur à qui il a manqué beaucoup de courage. Ce salaire n'est d'ailleurs pas destiné à la petite bonne, mais à quelqu'un qui la possède et pour qui elle est une source de revenu. On essaye ainsi de se convaincre que nous avons aboli l'esclavagisme. On peut rétorquer qu'avec ce travail, même dans ces conditions difficiles, une famille paysanne arrive à améliorer ses conditions de vie et que plusieurs petites bonnes trouvent chez leur «famille d'accueil» des conditions meilleures que celles où elles étaient. Rien ne justifie une exploitation, car une demi injustice restera quand même une injustice. Cela me rappelle ces spots publicitaires qu'on passait il y a quelques années à la télévision et où l'on voyait une famille bien traiter sa petite bonne. On nous montrait l'enfant en train de servir sa maîtresse en posant devant elle un plateau de thé. La maîtresse demandait alors à la petite fille, d'une voix douce et noble, de se presser d'aller à l'école. C'était d'un burlesque pathétique. Une famille qui arrache une petite fille à son milieu pour l'exploiter comme une bonne, c'est-à-dire comme une enfant sans désir, sans envie, sans rêve, une enfant qu'on met au service d'autres enfants considérés plus importants, cette famille ne peut pas penser à la scolarité de sa bonne. Il faudrait qu'elle souffre de schizophrénie pour faire preuve à la fois de mépris, nécessaire pour anéantir l'enfance de la «bonne» et la réduire à la servitude, et de la considération pour se soucier de sa formation, condition de sa dignité. La loi ne peut être le cache-misère d'une société injuste. Personne ne doit légalement être payé moins que le smig. Être parent ne donne pas le droit de «vendre» la force de son enfant de moins de 18 ans. Personne ne doit travailler sans contrat, sans couverture sociale .... Ces cas existent certes, mais la loi doit faire en sorte que cela reste au moins illégal. La question des petites bonnes est une question qui interpelle notre société d'un point de vue social et moral. On devrait se demander pourquoi notre société continue à produire des centaines de milliers de Cosette ? Pourquoi des personnes instruites continuent, non seulement à faire travailler des petites filles chez elles, mais aussi à les maltraiter de la pire manière ? On se rappelle tous l'histoire de ce juge d'Oujda et de sa femme, qui ont fait souffrir le martyre à leur petite bonne. Ce n'est sûrement pas cette demi-loi qui les en aurait dissuadés.