La fuite des capitaux continue de saigner l'économie africaine et de porter un coup dur à son développement. Les flux financiers illicites sortant du continent avoisineraient les 60 milliards de dollars par an. L'Afrique donne-t-elle au monde plus qu'elle ne reçoit ? On est tenté de répondre par l'affirmative, au vu de l'importance des montants d'argents qui sortent annuellement du continent. À en croire un nouveau rapport publié par la Commission économique des Nations-Unies pour l'Afrique (CEA), entre 30 et 60 milliards de dollars de capitaux illégaux quittent annuellement le continent vers s'autres destinations de la planète. Ces transferts de fonds sont désignés par les «flux financiers illicites», eux-mêmes définis comme «des capitaux acquis, transférés ou utilisés illégalement». En 2012, le montant de ces flux a dépassé celui de l'aide au développement, plafonné à un peu plus de 46 milliards de dollars. Pétrodollars «En outre, les données montrent la prépondérance des pays exportateurs de pétrole dans les flux financiers illicites, dans les régions de l'Afrique du Nord et de l'Afrique de l'Ouest», constate ce rapport dont les auteurs étaient chapeautés par l'ancien président sud-africain, Thabo Mbeki. Ainsi, poursuit le document, rendu public récemment à Addis-Abeba, le Nigéria représente la part la plus importante des flux financiers illicites en provenance de l'Afrique de l'Ouest (79% du total pour cette région), alors que l'Egypte et l'Algérie font sortir 66% des capitaux en provenance d'Afrique du Nord. En dehors des pays exportateurs de l'or noir, on retrouve des Etats comme l'Afrique du Sud, le Maroc, la Côte d'Ivoire et l'Ethiopie qui «enregistrent aussi des niveaux élevés de flux financiers illicites entre 1970 et 2008», observe le rapport. Globalement, l'étude affirme que ces flux sont remarquablement concentrés dans quelques pays, dont les 10 premiers représentent 79% du total sur la période 1970-2008. À noter que 33,9 milliards de dollars sont illégalement sortis du Maroc, soit 4,7% du total africain. Blanchiment Concernant l'origine des fonds acheminés illégalement hors d'Afrique, on note que «ces flux résultent essentiellement d'opérations commerciales, de l'évasion fiscale et d'activités délictueuses (blanchiment d'argent, trafic de drogues et d'armes, et traite des êtres humains), de la corruption et de l'abus de fonction». Quant aux facteurs qui incitent à la fuite des capitaux, les rapporteurs parlent du «désir de dissimuler une richesse illicite». Aussi, il y a «l'impératif de cacher les moyens grâce auxquels cette richesse illicite a été créée, et qui rendent difficile le repérage des flux associés». Enfin, il faut savoir que l'impact des flux financiers illicites sur le développement africain est considérable. Certains de ces calculs montrent que le stock de capital de l'Afrique aurait augmenté de plus de 60% si ces fonds étaient restés sur le continent. Pour sa part, le PIB par habitant aurait augmenté de 15%. Thabo Mbeki Président du groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites À la lumière de cette analyse, il apparaît clairement que l'Afrique est un créancier net pour le reste du monde, alors même qu'en dépit de l'apport d'aide publique au développement, le continent africain souffre toujours d'une insuffisance critique de ressources à consacrer au développement. Malgré la difficulté de réunir des informations sur les activités illicites, l'information qui est disponible nous a convaincus que les grandes entreprises sont de loin les principaux coupables des sorties illicites de capitaux, la criminalité organisée vient aussitôt après. Nous sommes également convaincus que des pratiques de corruption facilitent ces sorties de capitaux de l'Afrique, facteur qui s'ajoute au problème connexe de la fragilité de la gouvernance dans le continent africain. En outre, les flux financiers illicites provenant d'Afrique aboutissent quelque part dans le reste du monde. Les pays de destination de ces sorties de capitaux ont donc aussi un rôle à jouer dans la prévention de ce phénomène pour aider l'Afrique à rapatrier les fonds illicites et à poursuivre les auteurs. Il faut s'assurer que les institutions financières qui reçoivent ces fonds n'en profitent pas. Cela signifie aussi que des mesures concrètes doivent être prises pour donner une application universelle aux pratiques optimales qui pourraient être élaborées dans le monde. Parmi ces pratiques optimales figurent les décisions et initiatives pertinentes déjà prises par des institutions telles que l'OCDE, le G8 et le G20, le Parlement européen et le Forum africain sur l'administration fiscale. Fuite des capitaux : Comment arrêter l'hémorragie l Le groupe de haut niveau sur les flux financiers illicites a émis une série de recommandations afin d'endiguer ce phénomène. Ces mesures touchent aussi bien l'aspect commercial que celui ayant trait aux activités criminelles. Revoir les conventions de double imposition Le rapport sur les flux financiers illicites conseille aux Etats de réexaminer leurs accords de double imposition. En effet, ces conventions, alerte le document, peuvent contenir des dispositions qui sont contraires à la mobilisation des ressources intérieures et peuvent donc être utilisées pour faciliter la fuite des capitaux. Le groupe de haut niveau recommande ainsi aux pays africains d'évaluer le texte de leurs conventions de double imposition déjà signées ou envisagées, en particulier celles qui sont conclues avec des juridictions qui sont des destinations importantes de ces fonds. Cela pourrait «garantir que ces conventions ne comportent pas de dispositions ouvrant la voie à des abus», espèrent les rapporteurs. À ce titre, l'utilisation de l'«Accord type de double imposition» élaboré par le Forum africain sur l'administration fiscale mériterait d'être examinée. Lutter contre la falsification des prix Les Etats africains sont appelés avant tout à mettre un terme à la falsification des prix du commerce à travers plusieurs actions. Lors de la collecte des impôts, les services dédiés doivent s'assurer que toutes les entreprises, petites et grandes, sont bien inscrites sur les listes de contribuables. Les douanes des Etats africains doivent utiliser les bases de données disponibles comportant des informations sur les prix comparables pratiqués dans le commerce mondial des marchandises afin d'analyser les importations et les exportations et de repérer ainsi les transactions appelant un plus ample examen. Les Etats doivent également commencer à collecter des informations sur les transactions commerciales et à créer des bases de données à l'aide de cette information. Ils pourront ainsi y effectuer des recherches et partager les données avec d'autres Etats de façon à créer un robuste ensemble de données solides permettant des comparaisons locales et régionales. Surveiller l'érosion fiscale La pratique de plusieurs sociétés multinationales consistant à déplacer les profits vers des filiales créées dans des juridictions où le taux d'imposition est faible ou pratiquant le secret bancaire est l'une des principales sources de flux financiers illicites. Dans de nombreux cas, ces filiales n'existent que sur le papier ou ne comptent qu'un ou deux employés, tandis que l'essentiel des activités de la société a lieu dans un autre pays. Le groupe recommande ainsi d'organiser un échange automatique d'informations fiscales entre pays africains. L'Afrique doit exiger l'organisation d'un échange automatique d'informations fiscales à l'échelle mondiale, selon les capacités nationales et la capacité de préserver la confidentialité des informations commerciales sur les prix. Poursuivre les criminels Le braconnage, le trafic de drogues et d'armes et la traite des personnes, ainsi que le vol de pétrole et de produits minéraux et toutes les autres formes d'infraction très rémunératrices, contribuent aux flux financiers illicites. Ces activités illégales utilisent les mêmes mécanismes que les activités commerciales pour échapper à l'impôt et aux droits de douane afin de faire sortir d'Afrique leurs recettes parfois importantes. Le rapport conseille aux gouvernements africains de s'assurer que les enquêteurs responsables du repérage des criminels engagés dans ces activités soient également tenus de recevoir la formation et les moyens nécessaires pour enquêter sur les aspects financiers de ces affaires. Ces hommes de terrains doivent s'évertuer à poursuivre ceux qui facilitent le mouvement et le blanchiment du produit de ces infractions. Engager la communauté internationale En dehors des Etats africains, le groupe demande également à la communauté internationale de contribuer à la lutte contre la fuite des capitaux. Les différentes institutions, y compris les Parlements, sont appelées à prendre les mesures nécessaires pour éliminer le secret bancaire, introduire la transparence dans les transferts financiers et réprimer le blanchiment d'argent. L'Union africaine, le groupe des 20, le FMI et l'OCDE devraient en apporter l'impulsion. Le groupe appelle les pays partenaires à rendre obligatoire la publication d'informations financières désagrégées, pays par pays, relatives aux entreprises multinationales constituées en sociétés, organisées et réglementées dans les territoires de leur juridiction. Par ailleurs, la déclaration des bénéficiaires réels devrait également être obligatoire dans tous les contrats relatifs à des marchés publics. Enfin, il est recommandé de prévoir de lourdes amendes pour les fausses déclarations.