Alors que la téléphonie mobile marocaine est souvent citée en exemple, l'Internet haut débit accuse un retard qui devient inquiétant. L'immobilisme législatif qui maintient la configuration archaïque du monopole sur l'ADSL est directement en cause. Le partage d'infrastructure ainsi que la création du statut d'«opérateur d'infrastructure» constituent des nécessités stratégiques qui se font urgentes, selon la Banque mondiale. Forte de ses succès passés, l'ANRT fait aujourd'hui face à un défi aussi urgent que fuyant. Sans aucun doute, l'impact de la concurrence dans l'accès à la téléphonie mobile au Maroc est un cas d'école. De par la vitesse de baisse des prix, de la fulgurance de la croissance du taux de pénétration et de la multiplication des offres, «l'épopée» marocaine de la voix mobile a été couronnée de succès, surtout si l'on prend le bénéfice apporté au consommateur comme étalon de mesure. Pour atteindre ces résultats, le rôle joué par le régulateur national a été central puisque le secteur des télécommunications, plus que bien d'autres, est caractérisé par un pilotage étroit de son autorité de régulation. En effet, l'Agence nationale de règlementation des télécommunications (ANRT) a pu fournir un environnement concurrentiel favorable autant à la démocratisation de la téléphonie mobile qu'à l'investissement dans les infrastructures du réseau GSM national. Doublé par la Tunisie Ce n'est malheureusement pas le cas d'Internet haut débit, qu'il soit fixe ou mobile. Aussi, si les indicateurs marocains, pour ce qui est de la téléphonie mobile, n'ont pas à «rougir» face aux marchés les plus matures aux niveaux régional et même international, ceux de l'accès à Internet haut débit accusent pour leur part un retard flagrant, autant du point de vue temporel qu'en comparaison avec d'autres zones géographiques. Il suffit d'observer les graphiques ci-contre pour se rendre compte du retard cumulé par le Maroc en matière d'accès au haut débit. Dans le haut débit fixe, l'ADSL notamment, le Maroc a même été doublé par la Tunisie en termes de taux de pénétration, alors même que l'offre tunisienne n'a été introduite que deux années après l'entrée en service des premières lignes ADSL au Maroc, sans parler des écarts évidents avec des marchés comparables d'Europe de l'Est. C'est dire combien le retard accusé est inquiétant. Il est même susceptible de remettre en question les avancées de l'ensemble du secteur si la situation perdure. C'est là, littéralement, l'illustration de la fameuse expression «qui n'avance pas recule». Monopole Or les tenants de cette situation, concernant le haut débit filaire, tiennent en un mot, «monopole», en l'occurrence celui que garde Maroc Telecom, en tant qu'opérateur historique sur l'exploitation des lignes ADSL. Certes, le projet de loi censé mettre un terme à cette configuration archaïque est dans le circuit législatif depuis belle lurette, mais les reports successifs de son entrée en vigueur soulèvent bien des questions. «À qui profite le crime ?» Vu le handicap économique et social qu'engendre cet immobilisme au détriment du développement de notre pays, il est légitime de se poser la question. Même si la problématique est différente, le développement du haut débit mobile souffre également d'un retard qui va en se creusant. Les investissements en infrastructures 3G restent insuffisants, malgré leur importance, sans parler de l'octroi des licences 4G, dont l'horizon est au moins aussi incertain que l'adoption de la nouvelle législation régissant le secteur. En attendant, non seulement les opérateurs sont perdants (hormis l'opérateur historique), mais plus qu'eux la population marocaine, qui pâtira de plus en plus de la fracture numérique tant que la situation ne changera pas. Les enjeux sont de taille : «En se reposant sur une étude empirique couvrant 120 pays en voie de développement, la Banque mondiale estime que chaque hausse de 10 points de pourcentage du taux de pénétration des services de haut débit génère une hausse de 1,3 point de pourcentage du taux de croissance du PIB», détaille aux Eco Carlo Maria Rossotto, coordinateur régional du secteur des TIC à la Banque mondiale pour la région MENA, co-auteur du rapport «Réseaux haut débit en Afrique du Nord et au Moyen-Orient : accélération de l'accès à Internet haut débit». Les reco' de la Banque mondiale Pour cet expert en télécommunications qui s'est particulièrement penché sur la région et donc sur le cas marocain, «que ce soit pour l'ADSL ou la 3G data, le partage d'infrastructure est l'un des sujets les plus urgents», en plus de la mise en place d'un statut pour les «opérateurs d'infrastructure» qui pourraient également contribuer à rattraper le retard, «D'autant plus que Maroc Telecom possède et opère le plus gros réseau backbone (colonne vertébrale ndlr) de fibre optique recouvrant une bonne partie du territoire marocain. De plus, le partage des réseaux alternatifs de l'ONEE et de l'ONCF reste trop limité en raison de contrats d'exclusivité avec les opérateurs. La réglementation actuelle des opérateurs d'infrastructures (ce statut n'existe pas encore au Maroc) et celle des droits de passage ne sont pas favorables à l'investissement privé dans les infrastructures, pourtant crucial pour le haut débit», insiste-t-il, braquant ainsi les projecteurs sur des points noirs du marché marocain. Carlo Maria Rossotto, Coordinateur régional du secteur des TIC à la Banque mondiale pour la région MENA «Le Maroc doit rattraper son retard en termes d'accès au haut débit» Les Eco : Quel degré de maturité estimez-vous que le marché des télécoms a atteint au Maroc ? Carlo Maria Rossotto : Les performances du Maroc sont très différentes selon que l'on considère le marché de la téléphonie mobile ou celui du haut débit. En ce qui concerne la téléphonie mobile, dont 96% des abonnements sont prépayés, le marché est concurrentiel et mature. Il représente environ 2/3 du chiffre d'affaires total des opérateurs de télécommunications. Cela a conduit le Maroc à obtenir de bonnes performances de pénétration de la téléphonie mobile (125% en 2013). Qu'en est-il alors pour l'accès au «haut débit»? La situation est différente sur le marché du haut débit. Il faudrait que le Maroc rattrape son retard en termes d'accès au haut débit enregistré sur les dix dernières années. La pénétration du haut débit est faible en pourcentage de la population. Elle s'élevait à 2,1% pour le fixe et 10,1% pour le mobile en 2012, et est inférieure à la moyenne de la région MENA, qui se chiffrait à respectivement 4,3% et 30,1% en 2012. En outre, la comparaison avec certains pays d'Europe comme la Bulgarie ou la Lituanie, dont les taux de pénétration du haut débit étaient comparables à ceux du Maroc début 2000, montre que l'écart s'est sensiblement creusé aujourd'hui. Ces différences de progression de la pénétration du haut débit s'expliquent par des choix de politiques sectorielles différentes. Contrairement au Maroc, la Bulgarie et la Lituanie ont fortement libéralisé les marchés du haut débit et mis en place des programmes et des financements publics pour promouvoir son accès et son utilisation. Quel rôle a joué la concurrence dans cette évolution ? Grâce à la concurrence existante sur le marché de la téléphonie mobile et l'amélioration de l'accès et de l'usage qui en ont découlé, le secteur des télécoms contribue déjà de façon sensible à la croissance économique du pays. Cela dit, les données du ministère de l'Economie et des finances indiquent que la contribution du secteur des télécommunications stagne autour de 3% du PIB depuis 2000 et qu'en valeur, elle a même enregistré un léger recul depuis 2010. Dans la lignée de ce constat, on observe également une stagnation de la contribution des télécommunications aux recettes budgétaires du gouvernement, qui représentaient 4,6% du PIB en 2005 et 2011. Pourtant, l'ADSL reste encore hors concurrence... En promouvant davantage la concurrence dans le secteur du haut débit, aussi bien sur le marché de l'ADSL que sur celui de la 3G data, le Maroc pourrait faire en sorte que la contribution du secteur des télécoms soit bien supérieure. Cela semble particulièrement pertinent aujourd'hui, étant donné le contexte de ralentissement de la croissance économique et de chômage élevé. Pour remédier à cela, le Maroc devrait accélérer ses efforts pour développer le secteur du haut débit via le renforcement de la concurrence et des programmes d'investissement public-privé. Cela permettrait d'accroître la contribution du secteur des télécommunications à la croissance économique (via une plus forte productivité et compétitivité), de promouvoir la création d'emplois et d'améliorer le niveau d'éducation de la population, caractérisée par un taux d'analphabétisme de 28% en 2013. Concrètement, quel impact induirait un meilleur développement du haut débit sur l'économie ? En reposant sur une étude empirique couvrant 120 pays en voie de développement, la Banque mondiale estime que chaque hausse de 10 points de pourcentage du taux de pénétration des services de haut débit génère une hausse de 1,3 point de pourcentage du taux de croissance du PIB. Pensez-vous que le partage d'infrastructures entre opérateurs soit urgent ? Que ce soit pour l'ADSL ou la 3G data, le partage d'infrastructures est l'un des sujets les plus urgents pour accroître l'efficacité avec laquelle les infrastructures de réseaux sont exploitées. Ceci, d'autant plus que Maroc Telecom possède et opère sur le plus gros réseau backbone de fibre optique, recouvrant une bonne partie du territoire marocain. De plus, le partage des réseaux alternatifs de l'ONEE et de l'ONCF reste trop limité en raison de contrats d'exclusivité avec les opérateurs. La réglementation actuelle des opérateurs d'infrastructures (ce statut n'existe pas encore au Maroc) et celle des droits de passage ne sont pas favorables à l'investissement privé dans les infrastructures, pourtant crucial pour le haut débit. Pensez-vous que plafonner les sanctions pécuniaires dont dispose le régulateur à 5MDH soit suffisamment dissuasif contre les pratiques «illégales» des opérateurs ? Les efforts du régulateur et du gouvernement pour le renforcement de la régulation sur le partage d'infrastructures sont louables. Néanmoins une telle mesure, bien que vivement nécessaire, ne serait pas suffisante pour une accélération rapide du marché du haut débit, surtout si les sanctions financières dont vous parlez sont aussi faibles, comparées au chiffre d'affaires total du secteur des télécoms, qui est estimé à près de 35 MMDH. LIRE AUSSI : Accès au haut débit, l'effort financier de l'Etat reste dans le flou Télécommunications. ADSL, le dernier bastion... Télécoms, le top 5 des tendances