Pour bon nombre de dirigeants, particulièrement des PME-PMI, l'éthique d'entreprise est un concept encore flou et dont l'intérêt reste encore à prouver. Un tel discours est loin d'être surprenant. C'est que les notions de «l'éthique d'entreprise et de l'éthique des dirigeants» s'apparentent plus à de la littérature. Pire encore ! Elles sont perçues comme étant un ensemble de contraintes voire un frein à la performance. Les experts qui se sont penchés sur cette question s'accordent tous à dire que l'éthique de l'entreprise et celle du dirigeant sont devenues aujourd'hui nécessaires voire sacrées. La crise mondiale et ses effets ont remis sur le devant de la scène le manque d'engagement éthique de la communauté des affaires. Chez nous, et compte tenu de cette conjoncture sociale marquée par des revendications, notamment d'ordre moral en ce qui concerne les pratiques des entreprises, une réflexion semble être enclenchée au niveau des opérateurs privés. Pas de doute, l'entreprise figure ainsi parmi les premiers acteurs à être interpellés pour donner l'exemple en matière d'éthique. Jusque-là, il est encore tôt pour parler d'une véritable prise de conscience. En attendant, il y a lieu de savoir que l'éthique d'entreprise s'apprend et suppose l'application de tout un dispositif qui a besoin de temps pour être bien rodé. Et comme il s'agit d'un domaine d'engagements et d'actions, cela suppose en premier lieu que la charte d'éthique soit portée par les dirigeants et partagée par le management de l'entreprise. Pour le consultant Emmanuel Toniutti (voir interview), «l'éthique de l'entreprise découle dans un premier temps de la responsabilité du dirigeant». Quant à la mise en place opérationnelle de la démarche éthique, elle exige un certain nombre de préalables. Une chose est sûre : les valeurs de l'entreprise inscrites dans sa charte d'éthique ne se décrètent pas, elles relèvent d'abord et surtout de l'acceptation volontaire de respecter ses engagements auprès des clients, des collaborateurs et des différents partenaires. Encore une fois, le dirigeant d'une entreprise doit être le premier à donner l'exemple. C'est d'ailleurs la première condition pour garantir l'efficacité et la pérennité du dispositif. «L'engagement du dirigeant permet aux collaborateurs d'avoir une bonne compréhension, qu'ils y adhèrent et qu'ils aient de la lisibilité sur ce qu'il y a lieu de faire au quotidien pour être en phase avec la charte d'éthique», explique Hicham Lakhmiri, directeur général de Amal Job. Des valeurs et des actions Pour assurer une application de la charte d'éthique, et garantir l'adhésion des collaborateurs, le top management a une double responsabilité : porter les principes d'actions, les valeurs et engagements mais aussi les faire vivre, les animer et les suivre au quotidien, du moins à en juger par les propos de plusieurs consultants interrogés à ce sujet. Pour Othmane Serraj, directeur général de Dell Maroc, «la charte d'éthique est un processus collectif de réflexion sur les grands fondements éthiques et professionnels de l'entreprise. Il doit être construit en commun avec l'ensemble des composantes du corps social». Et de préciser : «Le bon code d'éthique est celui qui est applicable. La crédibilité du discours sur l'éthique s'obtient lorsqu'au quotidien on perçoit la preuve des engagements affichés par l'entreprise». À la question de savoir quel est l'intérêt de la mise en place d'un code d'éthique, il y a lieu de citer entre autres «le renforcement du sentiment d'appartenance à travers la construction d'une identité et d'une vision commune pour l'ensemble des collaborateurs, l'optimisation de la performance et la consolidation des bonnes pratiques», soutient l'expert Emmanuel Toniutti. Résultat : lorsqu'une entreprise formalise une charte d'éthique, elle exprime ses engagements, ceux de ses managers et de ses salariés. C'est d'ailleurs ce qui fédère les équipes autour de valeurs communes qui expriment la vision et les engagements de l'entreprise, et enfin, c'est le message fort que fait passer l'entreprise sur les principes qu'elle a envie de promouvoir et de respecter. Une chose est sûre : les entreprises marocaines ont tout à gagner en instaurant des chartes d'éthique. Attention à la tentation d'adapter des approches prêtes à l'emploi ! L'échec sera garanti. Emmanuel Toniutti est mieux placé pour en parler. Lui qui a travaillé sur des cas d'entreprises nationales estime qu'au Maroc la notion de l'éthique renvoie d'abord à la communauté et non à l'individu. Selon lui, le modèle d'entreprise communautaire gagnerait à être développé. Par communautaire, il faut entendre «au service du bien commun». «L'éthique n'est pas un frein à la performance économique»: Emmanuel Toniutti, Président International Ethics Consulting Group Les Echos quotidien : Pouvez-vous nous expliquer la différence entre l'éthique de l'entreprise et l'éthique du dirigeant ? Emmanuel Toniutti : La notion de l'éthique de l'entreprise s'appuie sur la mise en place de codes d'éthique ou bien de codes de conduite des affaires. Le premier chapitre de ces codes est en règle générale consacré à trois points clés, autour desquels se construit la culture d'entreprise et le sens à lui donner : il s'agit de la «vision», de la «mission» et des «valeurs». Ensuite, ces codes définissent les règles du jeu du marché, sur lequel se développe le cœur de métier de l'entreprise, en cohérence avec le cadre légal national et international. Enfin, ces codes identifient les bons principes d'action responsables à mettre en œuvre auprès des parties prenantes de l'entreprise que sont les clients, les employés, les fournisseurs et autres institutions concernées. La notion de l'éthique du dirigeant est en réalité intimement liée à celle de l'éthique de l'entreprise, car le dirigeant doit conduire son organisation en cohérence avec ces codes. Il doit notamment mettre en cohérence les valeurs avec la stratégie et l'organisation et faire en sorte d'aligner les comportements des leaders et des managers avec les valeurs. Le dirigeant, pour ce faire, doit également se servir de son expérience personnelle, de ses propres valeurs et de son libre arbitre. Ainsi, lorsque le dirigeant se trouve en position de devoir prendre une décision stratégique fondamentale pour l'entreprise, il doit s'assurer que sa décision sera pleinement cohérente avec les valeurs de celle-ci, sa stratégie, mais également avec ses propres valeurs personnelles, autrement, il pourra développer une certaine forme de schizophrénie, qui consiste à nier sa liberté de conscience, au seul profit de l'éthique de l'entreprise. Il n'y pas d'éthique du dirigeant sans libre arbitre, tout comme il n'y a pas d'éthique de l'entreprise sans valeurs définies et reconnues par l'ensemble des parties prenantes. Pourquoi l'éthique du dirigeant et l'éthique de l'entreprise sont-elles considérées comme un champ de contrainte, auquel le dirigeant est soumis pour répondre aux contraintes du marché ? Elles sont considérées d'une part comme un champ de contrainte, car nous avons tendance à penser qu'elles sont un frein à la performance économique. Or l'éthique, appliquée à l'entreprise, vise une double performance : le succès économique et la réussite humaine. D'autre part, les deux éthiques viennent limiter le pouvoir du dirigeant à rendre l'entreprise performante seulement pour l'actionnaire. La notion de responsabilité sociale de l'entreprise exprime bien l'idée que tout dirigeant a, entre autres, des comptes à rendre à trois types de tiers que sont les actionnaires, les clients et les employés. Or, nous avons souvent tendance à oublier les deux dernières parties prenantes que je viens de citer. Enfin, il existe un champ de légalisation de plus en plus lourd sur les marchés financiers, lois qui sont autant de règles que les dirigeants et managers vivent comme de nouvelles contraintes. Au contraire, il faut envisager de faire de l'éthique de l'entreprise et du dirigeant un champ d'opportunité qui s'ouvre pour donner à voir une autre vision du monde des affaires et le convertir en avantage compétitif et différenciant. Comment peut-on intégrer l'éthique dans les procédures d'une entreprise ? D'abord, il faut définir le socle de base de la culture de l'entreprise : la vision, la mission et les valeurs. Ensuite, il faut aligner sa stratégie et son organisation avec les valeurs. Enfin il faut entraîner les équipes à prendre des décisions et mettre en action ses décisions en cohérences avec les valeurs. Et là tout est affaire de comportement. Il faut mettre en place un processus de training, qui permette que les comportements des leaders et des managers soient responsables. Je fais ce métier depuis dix ans, je suis aujourd'hui certain que la responsabilité n'est pas naturelle. La seule manière de se discipliner à la responsabilité dans l'entreprise, c'est l'entraînement à l'étude et àl'analyse de cas réels de l'entreprise, non de cas simulés. Dans votre livre «L'urgence éthique», vous avez évoqué trois d'approches culturelles de l'éthique : américaine légaliste, anglo-saxonne légaliste et sud-européenne. Laquelle est selon vous la plus adaptée aux entreprises marocaines ? Je pense qu'aucune de ces trois approches culturelles n'est adaptée aux entreprises marocaines. Au Maroc, il faut d'abord comprendre les soubassements culturels communautaires, qui sous-tendent les fondamentaux de l'entreprise. Dans les trois approches culturelles que vous citez, la notion de l'éthique renvoie à l'individu. Au contraire au Maroc, la notion de l'éthique renvoie d'abord à la communauté et non à l'individu. Je crois donc que c'est un modèle d'entreprise communautaire qu'il faut développer au Maroc. Communautaire signifie, au service du bien commun. Il y a donc toute une notion de leadership collectif à définir et à mettre en œuvre. Ce modèle de leadership, je l'ai déjà abordé avec quelques entreprises marocaines. Il est spécifique à la culture du pays. Il se bâtit avec les actionnaires, les clients et les employés. C'est à cette seule condition qu'il peut être performant.