La période des festivals arrive à grands pas, l'occasion de se pencher sur la question de la politique culturelle et de réfléchir à une vision, à un modèle idoine pour le Maroc. Dans une poignée de semaines, le saxophone de Jazzablanca fleurira sur les panneaux publicitaires et sonnera le départ d'une grosse saison festivalière : les Alizés souffleront sur Essaouira en avril, Mawazine déferlera sur Rabat en mai, les crotales de Gnaoua assourdiront les Souiris (décidément gâtés) en juin, et on peut continuer comme ça jusqu'en septembre. A chaque ville son festival, son quart d'heure de stars, quatre jours et puis s'en vont, une semaine pour les plus chanceux. Et le reste de l'année ? Pas grand-chose, hélas, le plus souvent. Dans certains milieux culturels, cette festivalité aiguë fait grincer des dents. «Les festivaux», ricane Aadel Essaadani, président de l'association Racines pour le développement culturel. «Nous avons instauré l'aspect le plus superficiel des politiques culturelles d'ailleurs», se désole le militant. «À l'étranger, on fait un festival pour célébrer ce qu'on a accompli durant l'année. Qu'accomplissons-nous, qu'avons-nous à montrer, qui justifie l'organisation de tels événements ?», s'interroge-t-il avant d'asséner, impitoyable : «Quand un pays n'a pas de vision pour la culture, il ne fait que ramener des artistes et créations issus de pays qui, eux, ont une politique culturelle». Le Maroc importe-t-il la culture comme les matières premières ? Pour Aadel Essaadani, il suffit de jeter un œil sur la programmation de nos festivals pour s'en persuader : «Un menu invariable d'une année à l'autre, composé à 80% de mets étrangers et à 20% de plats marocains qui se répètent à l'infini». Petite démonstration : en 2011, la chanteuse Saïda Fikri est invitée aux Musiques sacrées de Fès, à Mawazine de Rabat et au festival Twiza de la culture amazighe de Tanger. Pareil pour Nass El Ghiwane, sollicités cette année-là sur les scènes OLM Souissi de Rabat et Bab Boujloud de Fès, auxquels s'ajoute le palais Moulay Hafid de Tanger, hôte des Nuits de la méditerranée. La même chose s'applique à Hoba Hoba Spirit, H-Kayne, un certain nombre de Maâlems Gnaouis, à plein d'autres artistes, si on passe l'après-midi à questionner Google. La culture doit être ritualisée Une redondance tout à fait prévisible, au fond, «vu le désert culturel, le peu d'intérêt pour la création tout au long de l'année. Le Maroc est encore loin d'avoir ritualisé la culture, de l'avoir ancrée dans le quotidien des gens», estime le président de Racines. Jamal Abdennasser, le co-fondateur de Festimode, la «Fashion Week» casablancaise, est du même avis : «Je pense qu'il y a trop de festivals, oui. Mais, finalement, qu'il y en ait trop ou pas assez est une question secondaire. Ce qui me dérange profondément, c'est qu'on nous brandisse ces festivals comme un alibi. Comme si cinq jours de musique par an suffisaient à régler tous les problèmes de la culture», ironise l'initiateur de Casaprojecta. Doit-on, pour autant, fustiger les festivals, tout leur mettre sur le dos ? Souvenez-vous de la spectaculaire saillie de Habib Choubani, ministre des relations avec le Parlement, contre le mastodonte Mawazine : «Est-il compatible avec la bonne gouvernance qu'un festival financé par les deniers publics soit organisé alors que des diplômés sont au chômage et que des régions enclavées n'ont même pas de quoi se chauffer ?», avait-il tonné dans les colonnes d'Akhbar Al Yaoum. Aziz Daki, le directeur artistique du festival incriminé, en a presque saigné des oreilles, de cette charge qu'il trouve démagogique. «Mawazine a cessé de percevoir les infimes subventions publiques en 2010. Ni la ville, ni la région ne donnent un seul dirham à cet événement», jure-t-il ses grands dieux. Loin de pomper l'argent du contribuable, Mawazine a, selon cet ancien critique d'art, co-fondateur de l'Atelier 21 à Casablanca, des retombées palpables sur la vie économique de la capitale : «Le taux d'occupation le plus élevé des hôtels à Rabat s'enregistre en mai. Les restaurants connaissent une activité sans équivalent. Tout le monde en profite : les commerçants, les petits taxis, les sociétés spécialisées dans l'événementiel, les pompistes, la compagnie nationale de transport aérien, le tourisme. De plus en plus de personnes se déplacent de l'étranger pour voir tel ou tel artiste. Certaines personnes ont même inscrit les périodes du festival dans le calendrier de leurs vacances». Pour Aziz Daki, il n'y a pas assez de festivals, il n'y en aura même jamais assez : «Il n'existe pas plus de 150 festivals dans notre pays, tous genres confondus», assure le porte-parole de Mawazine. «Compte tenu de la petite offre en événements culturels, ces festivals peuvent sembler pléthoriques, mais si on les compare à des pays où la vie artistique est riche, leur nombre est bien en deçà de ce qui se pratique ailleurs. A titre d'exemple, et rien que pour la musique, la France compte plus de 2 000 festivals. Mais ces festivals se fondent dans le paysage, parce qu'ils ne constituent pas la face la plus visible des événements artistiques dans ce pays. Au Maroc, il faudrait davantage de festivals, mais il faudrait également une offre artistique infiniment plus diversifiée». Un autre son de cloche nous vient de Marrakech, où Bouchra Salih contribue grandement à la réussite du festival de danse contemporaine «On marche». «Ces événements ne peuvent être qu'une richesse pour le pays. Hélas, la plupart des festivals ne promeuvent que la culture de masse pour ratisser un large public et ce sont ceux-là qui raflent le gros du sponsoring». La directrice logistique de «On marche» est d'avis que les mécènes culturels irriguent les petits festivals, pour une offre plus variée. Pour une offre culturelle de proximité, variée et abordable Plus accessible aussi, rappelle la journaliste Maria Daïf, qui trouve excessivement chers la majorité des événements organisés : «C'est honteux que 90% des enfants ne puissent pas avoir accès au Mégarama parce que le ticket coûte 50 dirhams». Et d'ajouter, car les exemples abondent : «Le Cirque du soleil qui coûte de 350 à 750 dirhams, à qui cela s'adresse-t-il ?» Ou encore : «La culture doit sortir de ces bâtisses effrayantes, impressionnantes que personne n'ose franchir, hormis une petite élite». «Il faut que la culture investisse la rue, les quartiers, tout au long de l'année», acquiesce Bouchra Salih. «Et l'école ! Pour préparer le consommateur, dès son plus jeune âge, à recevoir la culture, à y être réceptif, rappelle Aadel Essaadani. Pour ouvrir les esprits, les consciences, pour qu'on puisse être capable d'exercer son libre-arbitre. Pour construire le citoyen, en somme. C'est ça la politique culturelle».