Avec une centaine de chansons et autant de compositions, Abdelwahab Doukkali a inscrit les plus belles pages de l'histoire de la chanson marocaine. Idôle de la jeunesse, insensible aux moqueries de ses détracteurs, celui qui a lancé la mode des cheveux défrisés et de la montre bracelet au poignet droit a marqué son époque. Portrait d'une légende. Fin des années cinquante du siècle dernier. Le pays venait de secouer ses fers, retrouvait son insouciance, croquait la vie à pleines dents sur des airs entraà®nants. Ils pleuvaient dru. Pas un mois ne passait sans son lot de mélodies, et les chanteurs et musiciens poussaient comme primevères au printemps. Il y avait d'un côté les «classiques», tels Ahmed Al Bidaoui, Abdelwahab Agoumi ou Abdessalam Amir, jaloux de la langue arabe et adeptes de la poésie ; de l'autre, les «modernes» qui, à l'image de Mohamed Fouiteh, Maâti Benkacem ou Ahmed Jabrane, avaient pris le parti de l'arabe marocain et de la ritournelle légère. Les deux avaient en commun de surfer sur la romance. Ils en possédaient le ramage mais pas le plumage. Avec leur calvitie naissante, leurs hublots, leurs bacchantes et leurs costards, ils ressemblaient davantage à des ronds-de-cuir qu'à des chanteurs de charme accroche-cÅ"urs des foules. Ceux-ci se trouvaient plutôt du côté du Caire. Ils s'appelaient Abdelhalim Hafez et Moharram Fouad. Mais survint Abdelwahab Doukkali pour combler cette grave lacune de notre scène musicale. C'est dans une famille pieuse et conservatrice qu'il vit le jour Né deux fois, le 1er janvier 1941, puis le 7 du même mois, après un séjour dans une couveuse, celui qui allait jouir de plusieurs vies vit le jour au sein d'une famille nombreuse (13 enfants), modeste et profondément pieuse. Le père était un homme de religion, qui se conduisait en véritable patriarche, couvant sa progéniture tout en ne manquant pas de la réprimander à la moindre incartade. Pour cet homme à la fois aimant et sévère, Abdelwahab avait une déférence remarquable. Il lui baisait la main matin et soir, lui apportait l'aiguière au moment des repas et ne s'est jamais permis, même à l'âge adulte, de griller une cigarette en sa présence. Docile, discipliné, sage comme une image à la maison, l'enfant se métamorphosait dès qu'il en sortait. Profitant de l'absence de son père, il aimait traà®ner dans les rues de Fès sans but, sinon celui de commettre des fredaines. «Je me rappelle la fois oà1 je me suis retrouvé à Aà ̄n Chqaf, à quelques kilomètres de Fès. J'avais fait le pari avec des amis de descendre à bicyclette du haut de la montagne. J'ai échoué dans une rivière avec une sévère blessure. D'habitude, je donnais à mon père le tass. Il a remarqué que ce soir-là je le lui tendais de la main gauche. J'ai dû avouer ma faute. Je conserve encore le souvenir de la correction que j'ai reçue», se souvient Abdelwahab Doukkali. Prodigue en confessions, il aime bien arpenter le territoire de son enfance pour en faire revivre les joies et les bonheurs, tel que son premier baiser cueilli des lèvres pulpeuses d'une certaine Sanaa, sous les bombes de l'armée française. Téméraire, il se révélait déjà porté sur le beau sexe, il se dévoilait sans fard. Ce qui ne l'empêchait pas, probablement par crainte des foudres paternelles, de prendre assidûment le chemin de l'école Moulay Idriss et de réussir honorablement ses études. Sans zèle excessif. La musique a habité, dès son plus jeune âge, l'homonyme par le prénom de l'immense compositeur égyptien. Il s'était promis d'en faire sa raison d'être. En attendant, il grattait comme un forcené sur son luth de fortune et vocalisait éperdument, loin du regard paternel. Le futurologue Mahdi Elmandjra l'incita à s'engager dans la voie musicale 1959. A l'âge de dix-huit ans, Abdelwahab Doukkali estima que le moment était venu de prendre le large. Le climat de Fès n'était pas propice à la satisfaction de ses ambitions chanteuses. Alors, il prit son baluchon et s'en alla à l'aventure. A Rabat il accosta. Rapidement, il trouva un emploi à la RTM. D'emblée, il se mit à s'y ennuyer ferme. Il n'était pas taillé pour la paperasse, alors il s'y dérobait par la chansonnette, qu'il poussait à longueur de journée. Ce qui n'était pas du goût de Ahmed Al Bidaoui, son chef fouettard. Il le sanctionnait pour un rien, ne serait-ce que pour sa manie des pépins de melon. En revanche, Mahdi Elmandjra, à l'époque directeur de la RTM, se prit d'affection pour ce jeunot au talent prometteur. Il l'encouragea vivement à suivre la voie à laquelle il semblait si destiné. Abdelwahab Doukkali ne se le fit pas répéter deux fois. Il mit le cap sur Casablanca, là oà1 se faisait l'Å"uvre musicienne. Tel le héros balzacien Rastignac, c'est le regard chargé de défi que la future idole des jeunes et des moins jeunes débarqua à la gare routière de Benjdia. Apercevant l'imposant immeuble Liberté, il promit à sa mère, qui l'accompagnait, d'y acquérir, un jour, un appartement. Ce qu'il fit quelques années plus tard. Avec un aplomb sidérant, il se mit à se répandre parmi la galaxie musicale casablancaise. Ses arguments étaient convaincants, mais sa fougueuse détermination indisposait les installés et les assis. Ils ne lui ouvrirent pas leurs portes. Epaté par son adresse, Ahmed Tayeb El Alj, lui, n'hésita pas à lui écrire les paroles d'une ritournelle, Ya lghadi ftomobil, avec laquelle il fit son entrée sur scène. Une entrée fracassante et réussie. On ne comprend pas que le chanteur ait renié cette ode à l'automobile, à laquelle il est redevable de son éclosion. Quand il dit : «Je regrette une période oà1 j'ai dû chanter des chansons que je ne voulais pas, dans des endroits qui ne m'honorent pas tellement. Je devais par n'importe quel moyen avoir ma place au soleil», sans doute faisait-il, à tort selon nous, allusion, entre autres, à sa première chanson. D'entrée de jeu, il bouscule les convenances scéniques Toujours est-il que Abdelwahab Doukkali s'empressa de changer son fusil d'épaule. A Ya lghadi ftomobil succédèrent Anti, Habibati, La tatroukini, conçues certes dans la même veine romanesque, mais moulées dans une forme classique de bon aloi. Avec ces titres, le chanteur cassa la baraque trop bien ordonnée de la chanson marocaine. Il était convenu jusque-là qu'on se tenait poliment sur scène, qu'on mimait ou qu'on dansait sans excès, qu'on ouvrait les bras et qu'on saluait très bas. Certitude dynamitée. Abdelwahab Doukkali martyrisait son luth, jouait les paroles de ses chansons, les vivait intensément, fermait les yeux pour mieux s'en pénétrer et entrait dans une sorte de transe, par moments. Il était en représentation tout au long de sa prestation. Les puristes s'en gaussaient. D'autant que Doukkali bousculait d'autres convenances, avec sa mèche folle qu'il tentait d'apprivoiser, sa montre portée incongrûment à la main droite, et ses bijoux étalés insolemment. Mais c'est justement en raison de son mépris des normes établies qu'il fut porté aux nues par toute une jeunesse qui en fit son idole. Pour l'imiter on se prit à porter la montre à la main droite, on usait et abusait du décrépant Stiff, manière d'obtenir une chevelure lisse comme la sienne, et du dentifrice blanchissant Diamant. Abdelwahab Doukkali entra vite dans la légende. Certains en étaient défrisés. Ils affichaient un mépris souverain à l'endroit de ce «bellâtre» adulé par les «midinettes», une presse malveillante faisait partir des flèches au curare, histoire de déboulonner la statue qui lui était élevée par ses fans. Exploitant sa bonne fortune auprès des dames, on répandit la rumeur selon laquelle une adolescente fut trouvée morte devant son appartement. Larbi Sbaà ̄, qui fut longtemps son intime, assure qu'il ne mangeait pas de ce pain-là . Il est vrai que Doukkali avait un faible pour les femmes, mais il n'entretenait de liaisons, plus ou moins orageuses, qu'avec des célébrités, dont la Libanaise Sabah et la danseuse égyptienne Nadia Lotfi. Cependant, ni les sarcasmes ni les calomnies et encore moins la rivalité qui sourdait entre Abdelhadi Belkhayat et lui ne parvenaient à rompre l'élan de Doukkali. Electron libre, vibrionnant, insaisissable, toujours entre deux avions, deux trains, deux entretiens de télévision, il allait au bout de son destin flamboyant. Avec Abdelhalim Hafez, il était lié par une inimitié têtue Doukkali dérangeait, agaçait jusqu'aux pouvoirs publics, qui l'expédièrent au purgatoire des indésirés. Ulcéré, il résolut de s'exiler. Le Caire fut sa destination. La ville déroula sous ses pieds le tapis rouge. Il hérita d'illustres voisins : le compositeur Baligh Hamdi et la vedette Abdelhalim Hafez. Avec le premier, le courant passa, le second le prit, d'emblée, en grippe. Prélude d'une inimitié têtue. Les deux hommes passaient le plus clair de leur temps à mutuellement s'érafler. Aux coups, c'était Doukkali le vainqueur. Larbi Sbaà ̄ raconte que, alors qu'ils se produisaient, rivalité oblige, en deux lieux distincts, Hafez fut snobé par le public, tandis que ce dernier afflua vers Doukkali. Il faut dire que ce dernier avait réussi à conquérir le cÅ"ur des Egyptiens, même celui de leur icône, Nadia Lotfi, dont Hafez faisait vainement le siège. Sept ans durant, Le Caire fut aux pieds de Doukkali. Pourtant, un jour, il décida de rentrer au bercail. Chiche et prodigue, selon l'humeur du moment Ce fut le retour de l'enfant prodigue, que Doukkali entonna par un chant à la gloire du Roi Hassan II, Habib Ljamahir. Suivi d'une mélodie reprise ensuite par pas moins de cinquante chanteurs arabes, Sabah en tête, Ma ana illa bachar. Versatile, l'auteur de Habibati avait une nouvelle fois changé de cap. Avec bonheur. L'homme qui, en foulant le sol casablancais, s'était juré d'acheter un appartement dans l'immeuble Liberté, en a acquis deux, auxquels il faut ajouter un pied-à -terre au boulevard Lalla Yacout, une ferme de huit hectares à la sortie de Marrakech et une villa dans la banlieue londonienne. Doukkali n'est pas à plaindre quant à sa situation financière. Mais on lui prête des penchants avaricieux. Un témoin des fêtes qu'il organise à Marrakech prétend qu'il s'arrange toujours pour faire payer les musiciens par ses invités. Invraisemblable, rétorquent ses intimes, il serait plutôt généreux. Et d'énumérer ses largesses envers les artistes débutants, ses prévenances à l'égard de Mohamed Lahyani quand celui-ci était impécunieux, son soutien au comédien Ismaà ̄l Yacine, lorsqu'il s'était retrouvé perdu et sans le sou au Maroc. Jugement contrasté, donc, mais il n'est pas étonnant qu'il soit à la fois chiche et prodigue, selon l'humeur du moment, tant il est ondoyant. Constant, en revanche, il l'est dans son amour pour sa jeune épouse et ses enfants Nour et Aà ̄da. Au milieu d'eux, il observe, quoi qu'il prétende, une retraite mutique, du haut de laquelle il scrute la comédie musicale marocaine, déplore le manque de créativité de ses pairs, réduits à recycler les tubes anciens ou à s'expatrier aventureusement vers d'autres cieux. Mais un Abdelwahab Doukkali, ça ne s'invente qu'une fois tous les vingt ans, et encore ! Un musicien de cet acabit-là manque et tout le paysage musical est dépeuplé. Kan ya ma kan…