Après 46 ans de services rendus au cinéma, en tant qu'acteur, réalisateur et producteur, Alain Delon a pris ses distances avec cet art devenu, selon lui, crépusculaire. Nous avons rencontré l'étoile à Marrakech. Ila fait une escale météorique à Marrakech, et pourtant les lambris de la Mamounia frémissent encore d'aise au souvenir de son passage. Si l'homme a pris rides et ridules, il demeure auréolé de légende et son culte brave les outrages du grand âge. Pendant les vingt-quatre heures qu'Alain Delon a passées à Marrakech, les salons de la Mamounia ne désemplissaient pas. Les admirateurs y affluaient par flots, guettant l'apparition du «Guépard». Et quand il surgissait, la meute se déchaînait : les caméras le pourchassaient, les photographes le mitraillaient sans répit, les fans se pâmaient. «J'ai toujours rêvé de le voir en chair et en os. Et voilà, mon vœu a été exaucé, ici, à Marrakech. C'est le plus beau jour de ma vie», se réjouissait une touriste française. Les vedettes présentes au festival n'appréciaient pas toutes d'être ainsi mises sous l'éteignoir. «Depuis son arrivée, il n'y en a que pour lui. Nous, on compte pour des prunes. Je ne comprends pas qu'on se courbe devant un croulant qui a mis fin à sa carrière il y a maintenant huit ans», lance à la cantonnade une jeune actrice qui n'a pas la langue dans sa poche. Des propos vachards suscités sans doute par le manifeste paru dans la revue La Règle du jeu, dans lequel Alain Delon dit pis que pendre de la nouvelle génération d'acteurs: «J'appartiens à une génération de dinosaures terrassés par des nains. Une génération dont les monstres, sacrés ou pas, ne peuplent plus qu'un Jurassic Park pour âmes nostalgiques. A l'époque les acteurs venaient d'ailleurs, et le cinéma les accueillait tels quels : Gabin venait du music-hall, Lino venait du catch, Burt Lancaster venait du cirque, Alan Ladd était électricien. Oui, on venait d'ailleurs avec une fièvre, une énergie, dont la singularité n'avait pas eu le temps d'être formatée par les cours de comédie. Aujourd'hui, c'est l'inverse. Le cinéma ne recrute que des comédiens sans cicatrice sociale ou humaine. Les comédiens, c'est bon pour le théâtre. Pas pour le cinéma. A l'arrivée, leurs films sont fades. De la chair sans nerfs. Des douleurs sans mémoire. Des images sans vie». Nouveau pourfendeur du cinéma Avec de telles saillies lancées au visage de ses jeunes pairs, Alain Delon ne peut que s'aliéner leur sympathie. Mais de ce sentiment, il se moque comme de l'an quarante.. Ceux qui l'ont approché ont pu prendre la mesure de ce trait de caractère. Comme ils ont pu constater, souvent à leurs dépens, sa déconcertante versatilité. Un coup, le personnage se braque. L'instant suivant, il devient intarissable. Ensuite, il s'emporte sans raison. Puis, il se radoucit brusquement, vous inonde de son sourire éclatant, et vous entoure de ses larges épaules. Une seule constante comportementale : son franc-parler. Lequel peut le conduire jusqu'à la goujaterie. A une consœur qui, il est vrai, s'est, avec les meilleures intentions du monde, emmêlé les pinceaux dans le rappel de son parcours, Alain Delon envoie cette désobligeante remarque: «Permettez-moi, madame, de vous dire que vous êtes complètement à côté de la plaque». Depuis qu'il a pris du champ par rapport au cinéma, Alain Delon s'est mué en bretteur, en pourfendeur aigri et furibond de cet art qui, selon lui, prend un mauvais pli. «L'argent, le commerce et la télévison ont bousillé la machine à faire rêver. Les grands acteurs meurent les uns après les autres, la société n'a plus besoin d'histoires comme Autant en emporte le vent ou Vera Cruz. Bientôt, il n'y aura plus que la télévision, le cinéma américain et quelques films d'auteurs, que des attardés iront déguster dans des salles improbables, sur des écrans à taille de timbre-poste». Voilà ce qui s'appelle une condamnation sans appel. Le cinéma aurait perdu de sa magie, les acteurs ne seraient plus que de piètres comédiens qui se donnent un mal fou pour ressembler à n'importe qui, les cinéastes ne produiraient plus que des rêves boiteux. Seuls subsisteraient, telles de rares pépites dans le marigot cinématographique, Blier, Besson, Polanski, Ozon, et avec un moindre éclat, Almodovar et Lars Von Trier. «Ma vie est derrière moi», clame ce passéiste» Non seulement Alain Delon s'est retité de la scène, mais il a rompu toutes les amarres avec le cinéma. «Je ne fréquente plus les salles». Pourquoi alors est-il à Marrakech ? «Je me devais d'être au bras de Melita Toscan du Plantier, afin de dire mon admiration et mon respect profond pour Daniel son mari, initiateur de Marrakech. Il fut le plus illustre ambassadeur et défenseur du cinéma français hors de nos frontières». Un tel sens aigu de la gratitude l'honore et lui fait prendre une dimension humaine dont on le croyait dépourvu. C'était la seconde raison, précisa-t-il : «Je suis venu d'abord parce que Sa Majesté avait souhaité que je sois l'invité d'honneur du festival. Ce qui était matériellement impossible, puisque le surlendemain de l'ouverture du festival, je devais être à Paris pour faire découvrir à la presse les épisodes de la série Frank Riva, tournée pour France2. En revanche, j'ai accepté de passer deux jours à Marrakech pour recevoir les insignes de commandeur, puis l'étoile d'or des mains de Claudia Cardinale». Il y a peut-être une troisième raison : revoir Marrakech et en humer les senteurs. «Pendant quinze ans, j'ai habité Marrakech où j'avais une demeure, à Sidi Mimoun. Je l'ai quittée, malheureusement, il y a dix ans, pour des raisons familiales. J'y vivais avec Mireille Darc. Nous nous sommes quittés. J'y suis venu, un jour, avec ma femme actuelle. Elle a fait un rejet total de cette demeure. Alors, je l'ai vendue». Alain Delon est reparti aussitôt après avoir reçu son étoile d'or. Il a refusé formellement d'assister à la projection de La Piscine. «C'est au-dessus de mes forces. Dans ce film figure Romy Schneider qui était mon amour, Maurice Ronet qui était mon ami, sans compter…… Jacques Deray qui était mon réalisateur-fétiche. Tous les trois ont disparu». Ne le secouez pas trop, il est plein de larmes. Alain Delon pleure le cinéma d'antan, les amours défuntes, les êtres chers perdus à jamais. Il faut l'imaginer, dans sa retraite, la mémoire rivée sur un temps révolu, descendant parmi les fantômes qui le cernent de leur présence. L'homme de 69 ans aime à revoir – par le menu – un passé que le quotidien avait enseveli. «Je répète sans cesse que ma vie est derrière moi. Seul le passé a encore un goût fort pour moi. On me taxe de passéisme, à juste raison. Je suis passéiste, et je l'assume». Après cette confession, Alain Delon prend congé de nous, laissant en nous une trace fuligineuse dont il est difficile de se défaire. Ce personnage d'argile et de marbre, qui ne masque ni ses profondes fêlures ni son insondable désespérance, est réellement attachant.