Le destin, et non pas la coïncidence, ont voulu que lise un article écrit par Cheikh Zemzmi intitulé « rompre l'allégeance est un retour à l'époque de la jahiliya (antéislamique)». Sans m'attarder sur le contexte particulier de cet article (Lettre Ahmed BENSEDDIK au roi du Maroc) et aussi son contexte global (révolutions contre l'injustice et la tyrannie), l'article même s'il est court, comprenait l'essentiel de la littérature de la jurisprudence pro pouvoir, qui instrumentalise certains versets du Coran et des Hadiths comme arguments au service de la tyrannie, de la coercition et du despotisme. Voici pourquoi : 1. L'usage de certains textes coraniques ou certains hadiths ou les deux ne suffit pas pour élaborer un avis juridique s'il manque l'extrapolation globale de l'ensemble des textes relatifs à l'objet du raisonnement ... Sinon, nous serons en face d' «une guerre des textes" sans aucune objectivité scientifique, où la vérité se mélange avec le mensonge. En effet, comme les défenseurs du concept de l'obéissance absolue au Prince ont leurs arguments puisés dans les textes, les tenants de l'avis contraire ont leurs arguments puisés dans les textes. Il ne s'agit pas ici d' examiner les preuves de chaque partie, ni d'expliciter le concept de Prince que recouvre ces hadiths, ce sont peut-être ces divergences de compréhension qui ont incité la majorité des jurisconsultes et érudits à inclure les questions de pouvoir ( l'imamat ) dans le chapitre de l'appréciation de l'intérêt général ( Massalih ) et non pas sous l'angle de la doctrine et la foi , comme l'a bien explicité Ibn Khaldoun dans sa Moqaddima (prolégomènes)"de l'intérêt général laissé à l'appréciation des hommes". De la sorte, les productions de la jurisprudence dans le domaine de la politique sont jugées sous l'angle de la pertinence ou l'erreur, (comme tout effort humain) et non pas sous celui du bien absolu ou mal absolu, ni celui et la croyance opposée à la mécréance. 2. Le principe de base dans l'Islam est la liberté de choix, la contrainte étant contraire ce principe. La coercition contrarie le libre choix des actes de l'être humain et de sa responsabilité pour lesquels il doit rendre des comptes dans ce monde et dans l'au-delà. Le message majeur de de l'Islam consiste justement à éliminer tout ce qui se dresse entre l'homme et ses libres choix relatifs à la foi, au culte, au mode de vie et toutes les autres décisions. 3. Parmi les écoles de jurisprudence islamiques qui ont traité la question du pouvoir politique, c'est l'école qui a penché pour la liberté de choix qui s'est imposée. Ainsi, le célèbre Al Qortobi , à titre d'exemple, affirme que le pouvoir suprême était une affaire de contrat de délégation en vertu duquel «le chef de l'Etat est le délégué de la nation et son représentant.», il réfute l'interprétation simpliste des textes: «Si l'on prouve que le texte n'est pas approprié car son authentification n'est pas certaine, alors il faut s'appuyer sur le choix prouvé et l'effort de diligence »(voir AL JAMII LI AHKAM AL QURAN lors de l'explication du verset 29 de sourate Al-Baqara). De son coté, Al Mawardi, dans son livre AL AHLKAM ASSOULTANIA consacré aux mécanismes de l'exercice du pouvoir, apporte une définition exhaustive du statut du chef de l'Etat, qui agit selon un « accord née d'une concertation, sans coercition ni contrainte». De son côté le jurisconsulte Al Jouaini, dans son livre "GHIAT AL OUMAM": "Ceux qui suivent l'islam, malgré la diversité des doctrines juridiques, sont d'accord sur la nécessité de la fonction du pouvoir suprême, qu'il s'attribue par le texte et le choix, mais il a été prouvé de manière irréfutable et par de brillantes démonstrations, que la voie qui consiste à suivre les textes est erronée. Il ne reste donc que celle du libre choix." 4. Et sur la base de cette orientation, la légitimité du pouvoir politique est déterminée par deux piliers majeurs: qui détient le pouvoir et comment il l'exerce. la légitimité de qui détient le pouvoir est puisée dans le libre choix de ceux qui l'ont porté au pouvoir. Quant à la légitimité de comment il exerce son pouvoir, elle est puisée dans la mise en œuvre des principes de justice, l'application des préceptes de l'Islam, la protection de l'intégrité du pays, des biens des gens, de leur honneur, la lutte contre les oppresseurs et le bon choix des hauts fonctionnaires. ... Si l'un de ces piliers est absent, la légitimité devient incomplète. S'ils sont absents, il y a un déficit entier de légitimité. Pour cela, certains savants ont toléré qu'en cas de nécessité, le pouvoir soit emporté par la force (auquel cas le premier pilier de la légitimité est absent), à condition de l'exécution et du respect des lois de Dieu et de la protection des territoires de l'islam. C'est donc une légitimité de force majeure. Après ce bref tour d'horizon, il nous semble utile d'adresser au cheikh Zemzmi quelques questions, en espérant qu'il nous fournira les réponses claires et circonstanciées, d'autant plus que les thèmes évoqués figurent parmi les préoccupations essentielles de notre époque : • Comment peut-on concilier le concept de démocratie, qui est un outil pour atteindre la participation active de la société dans la sélection des gouvernants et des politiques, avec le concept d'allégeance? • Est-ce que cette allégeance dont a parlé le cheikh Zemzmi a des conditions ou est-elle un « blanc-seing »? Et quelles sont les relations entre cette allégeance avec les dispositions constitutionnelles actuelles ? • Le concept de reddition de comptes associé à l'exercice du pouvoir et de la responsabilité trouve-t-il un fondement dans le concept de l'autorité légitime selon la vision islamique ? • Si oui est ce que le Prince (détenteur de l'autorité suprême) qui dispose d'un pouvoir exécutif doit lui aussi rendre des comptes ? La religion n'a jamais été et ne doit jamais être un prétexte pour la tyrannie. Les vrais savants crédibles sont ceux qui ont le courage d'affronter toute tentative d'instrumentaliser la religion pour conforter le despotisme et refusent de servir d'outils à cette instrumentalisation. Leur droiture et leur résistance aux tentations ont écrit de belles pages de l'Histoire. Article écrit en arabe Par : Ahmed Bouachrine ANSARI Meknès, 02 aout 2011.