En juin 1791, Louis XVI organisait sa fuite à Varennes pour échapper à ses responsabilités au moment où grondait la colère de son peuple. Pour justifier son départ précipité de Paris, il rédigeait une « Lettre à tous les Français »... Cet épisode de l'Histoire de France allait consacrer l'idée de l'instauration de la République. La suite, nous la connaissons tous. Les parallèles historiques sont certes difficiles à soutenir, mais je ne crois pas téméraire l'idée de dire que Mohammed VI a commis une erreur aussi terrible que celle de Louis XVI. Ses deux communiqués consécutifs aux Marocains ne sont-ils pas aussi une fuite en avant pour se défausser de ses responsabilités, la tête d'improbables lampistes devant rouler dans la sciure pour sauver la Couronne ? A charge pour le gouvernement, englué dans son indécision et humilié par son mutisme, à qui il a renvoyé la patate chaude et fermé les canaux de communication officiels au plus fort de la crise, de rattraper la bourde monumentale par laquelle il s'est ferré lui-même. Revenons sur les faits. Il aura fallu au roi quatre jours pour qu'il réagisse à la formidable mobilisation des indignés qui lui réclamaient des comptes sur la plus innommable décision qu'il a eut à prendre en quatorze ans de règne. Une aberration commise au sommet de l'Etat dans des conditions aussi obscures qu'interlopes et où la faiblesse le dispute au cynisme de la raison d'Etat. En graciant un serial-pédophile condamné à trente ans de réclusion criminelle pour avoir abusé de onze mineurs et par son acte de contrition forcé par lequel il n'a pas eu le courage politique d'en assumer l'entière faute, il a endommagé par un trait de crayon l'image dont l'affuble sa communication institutionnelle depuis son accession au trône : le portrait holographique d'un roi humaniste dont l'empathie pour son peuple tranchait opportunément avec celle révulsive et tyrannique de son père. Si Mohammed VI reste enchanté aux yeux de beaucoup de ses sujets qui lui vouent une étrange vénération, son règne, trop cabossé par la longue litanie de ses errements - certains, tragi-comiques comme Talsint, l'ilôt Leïla-Perejil, ou concernant le cas Aminatou Haïdar et bien d'autres -, a fini par exaspérer l'opinion publique, tant son mode de gouvernance mêlant l'insouciance des Tsars à un refus hautain de toute reddition des comptes est en déphasage avec son temps. Quel amateurisme que celui de ses apprentis spin doctors retranchés derrière les hauts murs du Palais qui ne veulent croire à l'heure d'Internet qu'à la bonne étoile d'une dynastie qui règne sur le pays depuis le 17ème siècle ! C'est un fait notoire, les révolutions arabes ont brisé le mur de la peur provoquant une forme de catharsis inédite chez l'homme de la rue au point que la géographie des vrais pouvoirs en a été bouleversée. Bien sûr, le Maroc était déjà coutumier des manifestations, des poussées de fièvre populaires, des émeutes, un état de fait qui a même servi d'alibi aux thuriféraires de l'ordre établi qui affirmaient encore hier que le droit de manifester pacifiquement était acquis avec Mohammed VI. Mais encore une fois, le roi et ses nervis n'ont pas saisi le message des manifestants coursés et matraqués à Rabat dans un déchaînement de violence confirmant la fébrilité d'un Etat qui ne connaît décidément que la logique sécuritaire. Jusqu'ici, le peuple, digne et pacifique, a fait à Mohammed VI la politesse de considérer que seuls ses conseillers et la classe politique étaient responsables des maux dont souffre le Maroc. Cette époque est bel et bien révolue, le Daniel Gate a fait descendre le monarque dans l'arène de ses propres choix, alors qu'il était soustrait aux exigences de sa charge par une propagande d'un autre âge, qui pour gommer l'homme, s'évertuait à consolider le mythe du « roi sauveur ». Peut-il encore à assumer ses fautes sans s'amender comme il l'a fait en refusant de se défaire de la féodalité qu'il a héritée de ses aïeux ? Peut-il encore sanctuariser son cercle de mandarins tout-puissants dans la zone de confort du Makhzen en leur offrant une immunité à toute épreuve ? Avec le Daniel Gate, et dans une large mesure, le peuple désabusé a définitivement désacralisé la figure tutélaire du roi au point que pour une jeunesse assoiffée de justice, la rebellion n'est plus ni un tabou, ni une utopie, mais une impérieuse nécessité pour extirper le pouvoir de son autisme. Qui aujourd'hui pourrait encore sincèrement s'en remettre à l'arbitrage royal pour obtenir ses droits spoliés en brandissant l'effigie du roi comme un talisman ? La hiba, ce sentiment de crainte et de déférence qui fait courber l'échine à ses courtisans les plus zélés ne lui est plus d'aucun recours, car si le roi est la plus grande énigme du royaume, sa réalité profonde vient d'être éventée : celle d'un chef d'Etat qui avoue à demi-mot ne pas prendre en connaissance de cause les décisions qui concernent tout un peuple. Loin d'avoir abdiqué son caractère sacré, l'illusion de ses péroraisons solennelles récitées lors de discours fastidieux et la farce démocratique dont il a été le grand ordonnateur l'ont mené doucement mais surement vers le discrédit. Sa triste dérobade le rapproche irrémédiablement du bord de l'abîme. Va-t-il enfin prendre toute la mesure de cette dernière piqûre de rappel ? Ali Amar