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prison centrale de kénitra : Azzeddine le parricide
Publié dans La Gazette du Maroc le 01 - 05 - 2006

Discuter avec un parricide…On ne saura décrire la confusion des sentiments lors d'un échange verbal avec un homme qui a, un jour, décidé d'en finir avec celui qui l'a enfanté. Tout se bouscule dans la tête. Les valeurs sacro-saintes qui régissent les codes de bon voisinage chez le genre humain n'ont plus de socle pour les soutenir. Nous sommes de plein fouet face à la vacuité de la morale ambiante. On se rend vite compte que l'être humain qui se meut devant nos yeux a franchi une étape sur le chemin de la vie que nul autre que lui ne peut connaître. Quoique l'on puisse penser d'un tel acte, nous sommes à des années- lumières de l'essence même des sentiments qui sous-tendent la psychologie d'un tel être. L'approche devient plus complexe quand on y ajoute tout le poids de l'eau qui a coulé sous le pont des jours. Azzeddine regarde en arrière avec cette hargne qui caractérise ceux qui ont raté une sortie, loupé un virage, mal négocié un carrefour litigieux. Et Azzeddine en connaît un rayon extra-large sur les ratages de l'âme et tout ce qui s'ensuit. Lorsqu'il évoque la machinerie lourde des souvenirs qui l'étouffent, il est obligé de marquer une pause, de souffler un grand coup, avant d'enchaîner en changeant de sujet. Sur des dizaines de visages que nous avons rencontrés dans ce long et noir couloir dit de la mort, Azzeddine est le champion du monde toutes catégories confondues du coq-à- l'âne. Une telle maîtrise du timing, une approche délicate de la bifurcation et une dextérité sans faille pour évacuer le stress que peut engendrer une conversation sur des sujets désagréables.
L'image du père
Tuer le père pourrait être une belle manière d'entrer dans l'âge cassant des adultes. Mais un assassinat intellectuel, un meurtre par le mot, un règlement de comptes avec l'appartenance au passé pour faire (de ce même passé, épuré après le meurtre virtuel du père) une assise mobile pour bâtir un avenir des plus, disons, équilibrés. C'est, du moins, ce qu'un pan assez large de la psychanalyse nous apprend sur la manière de trouver un arrangement avec soi et ses travers. Car, même dans une relation père-fils, les à-côtés sont légion et peuvent souvent conduire à des fins comme celle qu'Azzeddine a vécue le jour où il a achevé son paternel. “Je sais ce que j'ai fait. Je ne me fais pas d'illusions sur ce que les autres pensent de moi. Et je ne nie rien de ce qui s'est passé. J'ai tué mon père, mais j'avais de très fortes raisons pour le faire. Alors, ce que vous et les autres pouvez dire sur mon compte ne me touche pas. Vous n'avez aucune idée de par où je suis passé et sur les tortures que je vis chaque jour. Mais, comme je vous l'ai dit et comme, d'ailleurs, je l'ai répété au juge, je devais tuer mon père.”
Jusque-là Azzeddine glisse sur le temps et ne veut pas revenir sur le pourquoi de son acte. Passé maître dans l'art d'éluder les faits et les situations, il nous embarque dans un méandre familial sur sa mère, ses frères et sœurs qu'il dit aimer par-delà tout au monde. Et on le croit volontiers à le voir revenir sur les noms, les souvenirs, les descriptions détaillées de leurs natures et de leurs apparences. Azzeddine a cette façon de raconter par images qui vous fait voir la quintessence des séquences qu'il revit mentalement, par l'imagination, et qu'il vous transmet par les mots. Et là, dans cette longue tirade sur la famille, rien, absolument rien sur le père. On risque une question, toujours rien. Il passe dessus sans daigner un simple regard, comme celui qui fait son chemin mental sans se soucier des distractions du dehors. Et nous étions avec nos questions sur le père, ce dehors lointain et oublié. Mais il y a un moment où il faut bien que l'on affronte son démon…
Azzeddine dos au mur
“J'ai toujours respecté mon père. Je n'ai jamais manqué à mon devoir d'enfant à son égard, mais lui, il a fait ce qu'il ne fallait pas faire. J'ai supporté le poids de tout cela, mais il a fallu, à un moment ou un autre, arrêter tout ceci”. Quoi ? Azzeddine tourne autour de son démon, lui fait des anicroches, joue à cloche-pied avec son mal, mais il savait qu'il finira par vider ses tripes pour échapper à son mal du moment, car le mal de tout le temps, celui-là le tient à la gorge, en prise serrée et jamais il ne le lâchera. Cela, Azzeddine en est convaincu. Et comme il n'est pas homme à se faire des illusions, il se dit, tout en nous fixant droit dans les yeux, que “Tout ceci finira par se savoir”. Inutile de pousser un homme désespéré dans ces derniers retranchements. On peut aisément fausser l'élan de celui qui arrivera de lui-même à mettre des mots sur l'indicible. Il trouvera bien une porte de sortie pour se dire, d'abord à lui-même, ce qu'il n'a jamais osé dire dans la froideur de l'oubli. Azzeddine se ravise, essaye de se donner de la force, s'injecte des doses de cheval d'énergie, mais au bout de la langue, les mots se perdent dans la fournaise des idées qui se chevauchent et évitent la brèche. Pourtant, Azzeddine sait qu'il a besoin d'un rai de lumière pour supporter son propre poids. “Mon père n'aurait jamais dû nous faire ce qu'il a fait. J'ai longuement réfléchi à la manière de régler les choses, mais à chaque fois, j'ai échoué. Entre temps, mon père agissait comme quelqu'un d'inconscient. Il ne faisait qu'aggraver la situation. Et un jour, j'ai mis un terme à tout ceci”. Encore ce «ceci» qui ne se définit pas et qu'Azzeddine refuse de clarifier. Non pas qu'il ait une gêne pour qualifier ce qu'il a vécu, mais il ne peut pas, pas encore revivre tout ce qui l'a poussé au meurtre de son père.
Le père, cet inconnu
Qu'est-ce qu'un père peut faire pour mériter une telle sentence de la part de son fils ? On peut épiloguer sur le pire qui serait de battre sa femme, la mère de ses enfants, ou alors passer toute la famille à la trappe de la violence. Azzeddine nous fait comprendre que ce n'était “pas que cela”. Et pour pousser plus loin les devinettes, il fallait jouer à celui qui sait et, surtout, éviter de mettre les mots dans la bouche du seul concerné. “J'ai détesté mon père en silence, et j'attendais. J'avais l'espoir qu'il allait cesser ce qu'il faisait. Si ceci avait été le cas, j'aurai trouvé un moyen pour oublier, mais le destin en a décidé autrement. Alors j'ai agi. Et je ne regrette rien du tout. J'ai fait ce qu'il fallait”. Le visage prend la teinte de la colère, un violet cendré qui s'apparente à la couleur qu'affiche un être qui manque d'air. Et Azzeddine nous dit que son père était très violent. De but en blanc, une qualification directe qui ne souffre aucune ombre. Il ne buvait pas, mais il était porté sur les coups. Quel prétexte pour massacrer les siens ? Selon Azzeddine, aucun. Il frappe sans raison ? Oui. Et pourquoi ? Azzeddine n'a jamais pu trouver de réponse. Et quoi d'autre ? Le père avait des maîtresses ? Il aurait été surpris par son fils ? Rien de tel. Non, le père était occupé à ruiner son propre jardin. Il détruisait son noyau avec l'aveuglement de celui qui ne veut pas se résoudre à sauver ce qui, encore, pourrait l'être. C'est, en quelque sorte, ce qu'essayait de nous dire Azzeddine.
“Mon père est la cause de tout ceci. Ce n'est pas moi. Moi, j'ai tué et je suis condamné et j'accepte. Mais lui, il n'a jamais demandé pardon pour ce qu'il nous a fait à nous tous”.
Au bord de la folie
Azzeddine revient sur des nuits sans nom où il a frôlé la folie. Il dit avoir ruminé, dans la torpeur de l'insomnie, toute la gravité de ce que son père faisait. Il a vécu dans l'imaginaire tout ce qu'il aurait pu faire. Imaginaire loin de toute incidence réelle. Un jeune homme qui rumine son crime et qui ne sait pas par quel bout prendre le destin. Il le voit se profiler comme un python qui va lui bouffer le crâne, mais il fixe le reptile du cœur dans le creux des yeux en attendant le courage. Et le courage vient un soir quand il rentre ivre mort après une beuverie de tous les diables. “J'ai bu sans savoir pourquoi et j'ai aussi pris des pilules juste pour mourir”. Le mot de l'histoire est dit : Azzeddine voulait mourir. Il a tenté le suicide. Il lui a fait des pieds de nez, mais la mort se refusait au jeune homme. Alors, il rentre chez lui. La veille, son père a encore une fois commis l'irréparable. “Ma sœur pleurait dans les toilettes, j'avais tout compris”.
Là, on en vient au mobile de toute cette sombre histoire. Un père à la fois pédophile, incestueux, violent qui se livre à des carnages chez lui, sans crier gare. Azzeddine ne le dit pas de façon directe, mais il ne rejette pas notre conclusion. Il y a eu une sœur qui prenait sur elle le poids d'un père, pour le moins, inhumain. Et quand le démon prend corps, il faut tabasser tout le monde pour se refaire une santé. Comme un exutoire. On ravage les corps, on marche sur l'innocence, on piétine les siens et l'on met le tout dans le sac des coups pour expédier la culpabilité loin de soi. Et ce sont les autres qui trinquent à chaque fois que papa fait des siennes. Bref, Azzeddine assume ce qu'il a fait. Il boit, et beaucoup, il mâtine le tout par des cachets hyper actifs, puis il part en croisade contre l'hégémonie du père. Il le prend sur la terrasse où il se reposait après avoir dépouillé sa petite de ce qui lui restait d'amour pour ce monde.
Et sans sommation, il lui plante un couteau dans la nuque. Aussi expéditif que la foudre. Le père n'a même pas vu le coup venir. Et l'enfant achève son œuvre avant de se rendre. Evidemment, il n'a jamais dit ce qui s'était passé. Azzeddine assure que sa sœur sait qu'il l'a vengée. Il est sûr qu'elle ne lui en veut pas. “D'ailleurs, il n'avait rien d'un père”. Autrement dit, personne ne regrette un tel individu.
Après la mort
Il a fallu marcher sur un fil ténu pour toucher la vérité (ou, du moins, ce qui s'y apparente), selon Azzeddine. Dans ce jeu avec la réalité des faits, il y a un homme qui sait pourquoi il a tué. Et un autre qui doit savoir pourquoi il est mort. Et une fille qui ne dira jamais rien. Puis une famille brisée. On appelle cela le destin. Azzeddine semble décidé à croire que chacun est responsable de sa destinée. Il peut la façonner comme il veut, pour peu qu'il ait assez de cran pour ne pas reculer devant les aléas de l'existence. Philosophie de couloir, pensée des tranchées de l'âme. Peu importe, ce jeune homme, qui s'est substitué à la justice par un soir sombre, ne veut plus rien savoir sur la justice des hommes. On pense volontiers que quand on fricote de très près avec les démons, les anges nous semblent de loin tout aussi hideux pour celui qui se situe au-delà du bien et du mal. Mais Azzeddine a aussi accumulé tant de savoir au sein des murs du pavillon des “morts-vivants”. Il dit connaître ce que les hommes portent dans le cœur. Et fait curieux, il ne trouve aucune excuse au mal infligé par tous ceux qui ont été, un jour, condamnés à mort. Il ne leur en veut pas. Il leur pardonne leurs crimes en disant que tout être humain peut franchir un pas qui le mène vers l'inhumanité. Question de temps, d'espace, de hasard, de destinée. La sienne s'est jouée devant lui, et il en était l'acteur principal. Sans vouloir donner dans la psychanalyse de pacotille sur le compte d'un drame vécu jusqu'à la moelle par un autre, il nous a semblé qu'Azzeddine avait coupé un lien avec le monde. On est presque alarmé de voir comment il a détruit une arche de son pont avec la vie, volontairement.
Aujourd'hui, il traîne sans conviction des principes lourds sur ce qu'il a fait. Il se justifie à lui-même son crime. C'est un arrangement comme un autre. Pourvu que le bonhomme y trouve son compte. Mais rien n'est moins sûr.


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