« Promouvoir la croissance et l'emploi par la diversification et la compétitivité », le dernier rapport de la Banque mondiale sur le Maroc tente d'étudier l'évolution de l'économie marocaine à la loupe. Ce travail est la conjugaison d'apports d'experts de Harvard, du FMI, et du département du développement et de la recherche économique de la Banque mondiale. Les principales contraintes qui freinent la croissance sont un marché du travail rigide, une politique fiscale lourde pour l'entreprise, un niveau de protectionnisme élevé et un régime de change fixe qui a le mérite de retrouver la stabilité des prix, mais qui ne favorise pas la compétitivité internationale. Entretien avec José R. Lopez-Calix et Ferid Belhaj, respectivement économiste en chef de la Banque mondiale pour le Maroc et l'Algérie, et chef du bureau de la Banque mondiale au Maroc et MENA. A en croire les conclusions du mémorandum économique sur le Maroc, la politique économique doit être revue si l'on veut induire une croissance forte et durable. Ferid Belhaj : La politique économique est un processus, un continuum et une logique. Elle est multidimensionnelle. Nous nous plaçons dans ce processus. Le mémorandum économique appréhende les différentes composantes de cette politique économique, en analyse les résultats et lance des pistes de réflexion et des propositions. En ce qui concerne certains aspects de cette politique, la question du taux de change que vous avez soulevée par exemple, nous considérons que c'est une politique qui a apporté ses fruits mais qui peut être encore améliorée. Il en est de même pour le marché du travail ou pour les ressources humaines… L'intérêt de ce type de rapports est de montrer les différentes voies par lesquelles le Maroc pourrait passer pour enclencher une croissance forte et pérenne. José R. Lopez-Calix : Outre sa politique macroéconomique, le Maroc dispose de beaucoup d'avantages que sont la géographie, le niveau d'investissement, une bonne infrastructure… Le rapport a mis en relief tous ces aspects. Ce n'est donc pas un hasard si le pays est sur le point d'avoir un bon rating des agences internationales de notation qui va lui permettre d'attirer davantage les investissements directs étrangers. Cette politique économique a permis une bonne maîtrise de l'inflation. Concernant le niveau de croissance enregistré, il faut aussi reconnaître qu'il s'est beaucoup amélioré à comparer avec ce qui se passait dans les années 90. Quant à la balance des paiements, non seulement elle s'est améliorée, mais elle est même souvent excédentaire. Pourquoi ces performances enregistrées au niveau macroéconomique ne se sont-elles pas traduites par un meilleur partage des richesses ? José R. Lopez-Calix : La politique macroéconomique a servi essentiellement pour stabiliser et récupérer ce que l'on appelle la réactivation de la croissance. On est donc dans un cycle d'expansion. Maintenant, le problème qui se pose au Maroc est de savoir comment faire pour augmenter le taux de croissance ; et c'est la raison pour laquelle ce mémorandum économique a été commandé. Plus la croissance est élevée plus il y a de la richesse pour tout le monde. Ce n'est pas toujours évident, car certains se taillent la part du lion. José R. Lopez-Calix : C'est un problème de redistribution. C'est pour cela que le rapport touche la problématique de l'emploi. À savoir favoriser les politiques focalisées uniquement sur les jeunes, les femmes et les jeunes diplômés. Mais pour créer cette croissance, le rapport est clair. Pour devenir plus compétitive, il faudra diversifier l'économie marocaine et l'ouvrir davantage à l'extérieur. Ces deux grands messages guident les conclusions du rapport. Quels sont les instruments économiques dont le Maroc doit disposer pour accompagner cette ouverture et cette diversification ? José R. Lopez-Calix : Il faut reconsidérer les facteurs qui vont faire que le Maroc sera plus compétitif et plus diversifié. Et c'est ainsi que le pays pourra gagner des points sur des volets aussi importants que la fiscalité, le taux de change ou la qualité de la main-d'œuvre. Le Maroc a fait un bon choix en ouvrant son économie. De toutes les façons, cela s'imposait : soit c'est l'ouverture, soit c'est rien du tout. Regardez l'agressivité économique des pays concurrents que sont les pays de l'Est de l'Europe sur les marchés traditionnels du Maroc. La problématique de la croissance est récurrente dans vos rapports. Quelque chose a bougé ? José R. Lopez-Calix : On traite la politique du taux de change du point de vue de son incidence sur la balance commerciale. Autrement dit, comment peut-elle devenir un instrument efficace pour favoriser les exportations. À cet égard, le FMI a montré comment un taux de change flexible peut favoriser l'ouverture des marchés des capitaux. Ensuite, vous avez raison de poser cette question, dans les derniers rapports, la Banque mondiale a beaucoup parlé du marché du travail. Peut-être ce qu'a fait le gouvernement à ce niveau n'est-il pas suffisant, mais est-il dit que le taux de chômage a baissé l'année dernière. Il existe aussi des politiques délibérées comme l'initiative pour l'emploi que le gouvernement est en train de lancer. C'est une initiative positive parce qu'elle donne la possibilité d'avoir un Contrat première embauche (CPE), des prêts pour jeunes entrepreneurs et la réduction de l'IGR pour jeunes entrepreneurs de façon temporaire qui peut aller jusqu'à trois ans. Ferid Belhaj : Quand on parle du marché du travail, il faut ici aussi garder à l'esprit que c'est un processus de négociations long qui a amené, au bout de 20 ans, à l'adoption d'un nouveau code de travail. Certains décrets viennent d'être concrétisés comme le Contrat première embauche avec des ajouts très intéressants, d'avoir des abattements fiscaux sur la troisième année pour l'entrepreneur qui garde son jeune salarié. Cela pour insister sur le fait que nous plaçons notre réflexion et notre engagement auprès du Maroc dans une perspective longue. Nos analyses prennent en compte cette dimension temps, tout en insistant sur le fait qu'il y a urgence pour les réformes et notamment celles qui mèneront à un taux de croissance économique réellement pérenne et générateur d'emplois. Cela passera par la diversification de l'économie et sa compétitivité. La politique fiscale du Maroc comparée aux pays concurrents du Sud de la Méditerranée et à celle des pays de l'UE est sinon meilleure ou similaire. Comment justifiez-vous le grief contenu dans votre rapport ? Férid Belhaj : Là encore, il ne s'agit ni de griefs ni de lancer un quelconque opprobre. Ce n'est pas en ces termes que se déclinent nos relations avec le Maroc. Pour ce qui est de la question de la fiscalité, il est vrai que la problématique est aujourd'hui d'actualité, que le gouvernement en est conscient et que, justement, certains pays concurrents du Maroc ont pris les devants en allégeant les taxes à l'entreprise par exemple. Ce qui rend ces pays plus compétitifs, à ce niveau-là au moins. Il faut comprendre aussi que le seul facteur fiscal n'est pas décisif quant à la compétitivité. D'autres dimensions sont à prendre en compte. José R. Lopez-Calix : Dans la littérature économique, le lien entre fiscalité et croissance n'est pas un lien unique. C'est le cas de l'Allemagne, par exemple, qui a une fiscalité élevée et qui arrive à avoir un bon taux de croissance. On peut aussi avoir une fiscalité légère et arriver à générer un taux de croissance élevé. Dans le cas du Maroc, le taux de collecte d'impôts est bon. Les revenus du Maroc sont importants. Au Maroc, là où se situe le problème est l'arbitrage adéquat entre l'imposition directe et indirecte. Le pays a un système trop déséquilibré en faveur des impôts indirects qui pèsent trop lourd. Tandis que, dans l'autre sens, on ne fait pas de différence entre riche et pauvre. L'efficience de l'impôt sur la valeur ajoutée est trop basse. Si l'Etat appliquait vos recommandations trop libérales, que va-t-il lui rester pour sa politique sociale ? José R. Lopez-Calix : l'Etat craignait beaucoup la réduction tarifaire due aux accords de libre-échange. Les chiffres de 2005 sont assez éloquents pour montrer qu'avec une meilleure administration des douanes, il peut augmenter ces ressources, nonobstant l'accord tarifaire conclu avec l'UE. Donc, c'est pour cela que nous disons qu'il faut faire très attention, le changement en matière de fiscalité doit se faire de façon graduelle. Nous sommes les premiers à dire que l'Etat ne doit pas déséquilibrer sa fiscalité pour mener sa politique sociale. Est-ce que vous avez le sentiment que vos recommandations sont prises en compte par le gouvernement ? Ferid Belhaj : Un rapport de la Banque mondiale est une étape dans un dialogue. Prenons le cas du secteur financier marocain. Nous avons finalisé avec le FMI en 2002 une évaluation de ce secteur. Cet exercice se plaçait dans une démarche adoptée par les institutions financières internationales après la crise asiatique de 1998. Elles ont mis en place un système d'évaluation des secteurs financiers de tous les pays qui le souhaitaient, pays développés, comme la Grande-Bretagne, la France, le Danemark, ou en développement, et ce pour mieux appréhender les capacités de résistance aux chocs financiers, mieux connaître leur degré de vulnérabilité et pouvoir agir en conséquence. Entre autres recommandations pour le Maroc, un travail sur les Banques publiques, une actualisation des statuts de Bank El Maghrib, un meilleur développement des systèmes de payement, plus d'adéquation entre la supervision bancaire telle que pratiquée au Maroc et les pratiques et standards internationaux. Trois ans plus tard, un grand nombre de ces recommandations ont été suivies. C'est là encore le fruit d'un dialogue et d'une approche participative à la réforme. Sur un autre registre, on a fait une revue de dépenses publiques au Maroc en 2000. À l'époque, elle était censée être une approche globale pour voir comment l'Etat fonctionnait. Cela nous a menés à un dialogue beaucoup plus spécifique sur la modernisation de la fonction publique, la gestion budgétaire ainsi que ses mécanismes. Tout cela s'est cristallisé en un travail commun, mené par le ministère des Finances et le ministère de la Modernisation des Secteurs publics, avec l'appui de la Banque mondiale et d'autres partenaires du Maroc, comme l'Union européenne et la Banque africaine de développement. La seconde étape de ce dialogue a été scellée le 10 avril 2006 avec la signature d'un accord de prêt de 120 millions de dollars. Elle poursuit le travail fait sur les schémas sur la contractualisation budgétaire, le cadre des dépenses à moyen terme, le référentiel emploi-compétence. Il s'agit d'une série d'actions qui sont censées rendre l'administration plus efficace et la structure budgétaire plus performante. Avez-vous cautionné l'opération des départs volontaires ? Ferid Belhaj : Cette opération fait partie de la politique du gouvernement. Pour nous, c'est une opération qui est intéressante à étudier de près. C'est une expérience qui a eu lieu dans d'autres pays avec des succès inégaux. Au Maroc, il est intéressant de savoir comment cette démarche va se conclure. La Banque mondiale considère que le principe et la manière de le mettre en œuvre sont positifs. Il reste maintenant à en évaluer les impacts. Est-ce que vous comptez faire un post-diagnostic ? Ferid Belhaj : Le ministère de la Modernisation des Secteurs publics est en train de mesurer l'impact de cette opération. Quand la Banque mondiale accorde des prêts, est-ce qu'elle n'a pas un droit de regard sur son utilisation ? Ferid Belhaj : Droit de regard sur où va l'argent et comment il est utilisé, oui. Cela fait partie de la responsabilité fiduciaire de la Banque. Mais, comme nous l'avions clairement indiqué dans le document de Stratégie de Coopération 2005-09, le Maroc est un pays à revenu intermédiaire qui peut se financer facilement ailleurs qu'auprès de la Banque mondiale. D'ailleurs, la Banque est un parmi de nombreux partenaires du Maroc et n'est certainement pas son plus grand bailleur de fonds. Au Maroc, nous sommes dans une dynamique de dialogue et d'assistance technique et de financement quand le besoin se fait sentir. La plupart des recommandations de ce nouveau rapport ne sont pas nouvelles. Cela voudrait-il dire que quelque part elles ne sont pas bien appliquées ? José R. Lopez-Calix : Il y a des contraintes sur lesquelles le gouvernement et le privé travaillent. Il y a encore du chemin à faire. Le gouvernement a l'intention, par exemple, de ramener le déficit fiscal à 3 % d'ici 2008. La Banque mondiale, depuis plusieurs années, n'a pas cessé de demander le renforcement de la fiscalité et des bilans fiscaux. Mais nous ne pouvons pas ignorer les progrès qui ont été enregistrés à ce niveau. C'est la même critique concernant le marché du travail où le Maroc est considéré comme un des pays les plus rigides. Votre rapport montre que la formation dans l'entreprise est loin d'avoir les résultats espérés. Est-ce que c'est l'OFPPT qui est mis ici en cause ? José R. Lopez-Calix : La réponse se trouve du côté de l'université où on peut être plus créatif à cet égard, du gouvernement aussi pour renforcer la politique de formation. Le Maroc doit accélérer l'investissement dans la R&D. Au préalable, le niveau de qualité du capital humain doit être revu à la hausse. Malheureusement, on en est loin encore. Lors d'une conférence tenue tout récemment à Ifrane, des investisseurs étrangers ont dit qu'ils n'arrivent pas à s'implanter au Maroc parce qu'ils ne trouvent pas 2000 ingénieurs nécessaires pour lancer leurs affaires. Ce qui veut dire qu'il y a des chantiers importants de formation sur lesquels le Maroc doit encore travailler. Pourtant, nombreuses sont les entreprises, notamment françaises, qui sont aujourd'hui implantées au Maroc dans l'électronique, l'aéronautique… Ferid Belhaj : On peut faire mieux encore. Quand vous avez un pays comme le Maroc qui est capable d'attirer, c'est un excellent point, tous ces investissements émiratis, il est clair qu'il peut faire beaucoup plus s'il y avait, comme en Inde, la capacité d'avoir des compétences en termes de ressources humaines mieux formées et notamment dans les secteurs de pointe. C'est d'ingénieurs dont nous avons besoin. Les investissements dans l'aéronautique et autres secteurs porteurs peuvent être multipliés par dix. C'est bien d'installer des back-offices un peu partout à Casablanca, mais on pourrait faire plus encore si les écoles d'ingénieurs marocaines produisaient un plus grand nombre d'ingénieurs de qualité. Le Maroc a des atouts indéniables et nombreux. Proximité d'un marché très important, stabilité, choix de politique économique porteur et une image très positive. Les dividendes pourraient être plus importants encore que ce que nous avons aujourd'hui. Est-ce que vous pensez qu'il y a des problèmes sérieux qui guettent le Maroc si jamais la problématique de la fiscalité, de la rigidité de l'emploi, du taux de change … n'est pas solutionnée à moyen terme ? José R. Lopez-Calix : Dans ce rapport, le message que nous voudrions faire passer est le suivant : comment devenir un pays qui provoque une croissance forte pour diminuer le niveau de pauvreté dans le pays. Ce que nous avons fait dans ce rapport n'est pas la même chose que le Programme Emergence. Ce dernier a une vision sectorielle, le rapport a une vision transversale. Les deux sont complémentaires. L'un se positionne dans la recherche des niches, l'autre se concentre dans les politiques transversales pour dynamiser ces niches. Ferid Belhaj : Le problème du Maroc est que la croissance est atone. Les indicateurs sociaux sont faibles. Si la croissance ne s'accélère pas et si des nouveaux emplois ne sont pas créés au cours de la prochaine décennie, la pauvreté et l'exclusion se propageront vraisemblablement à des niveaux qui pourraient créer des tensions sociales difficiles à gérer. C'est ce que nous disons dans le document de Stratégie de Coopération. Il y a clairement une réalisation de cet état de fait. De nombreuses initiatives comme le Plan Emergence ou l'INDH prouvent la volonté politique d'attaquer les problématiques de la croissance et de la réduction de la pauvreté et de la fracture sociale. La corruption et une justice non transparente obèrent aussi le dynamisme du pays. Quel est votre sentiment sur ces deux phénomènes ? Ferid Belhaj : Concernant la justice, on s'est engagé avec le Maroc depuis 1998 sur un projet qui s'est greffé sur la décision du gouvernement de créer les tribunaux de commerce. Chaque fois que nous avons procédé à une évaluation du secteur privé, du climat d'investissement, la question de la justice a été vue comme l'un des freins à la croissance de ce pays, à l'investissement et à la sécurité. Ce que le Maroc a fait, c'est de s'engager dans ces réformes. Mais il ne faut pas perdre de vue que ces réformes, par leur nature institutionnelle, ne peuvent apporter des résultats immédiatement. Il faut du temps. Quant à la corruption, il faut savoir qu'en parler librement est un progrès en soi. Cependant, il faut aller plus loin. Travailler à réduire le phénomène et à l'éradiquer à travers des actions concrètes et précises. C'est ce que nous avons tenté de faire avec l'informatisation des greffes des tribunaux de commerce par exemple.