Les seuls hommes vrais sont ceux qui peuvent pénétrer en eux-mêmes, les esprits cosmiques capables de descendre assez profond pour discerner leurs liens avec le grand rythme universel. C'est ce qui manque à tous les politiciens, entonne un quinquagénaire grisonnant, à l'allure altière, le regard fourbe de ceux qui ont perdu toutes leurs illusions. Nous nous sommes abordés dans ce bar “classieux” (comme il le dit) d'un grand palace de la place. Je voulais écouter un peu de Jazz. Il avait envie de changer de décor. Il était député et politicien convaincu de la véracité de ce qu'il vendait aux gens. Il dit tout ceci avec cette pointe de mépris destinée à lui seul. Cet homme avait égrené sur le chemin du mensonge ce qu'il lui restait d'estime pour les hommes et pour lui-même. Aujourd'hui, il se qualifie volontiers d'une “épave malheureuse”. Il faut dire que c'est une épave (s'il le dit, je ne le contredirai pas) bien soignée, élégante, bien portante, et surtout bien nourrie. Et parfumée. Du très bon cru ! Mais l'intérieur sonne vide et les sonorités du creux lui font grésiller quelques relents bien lointains de rêves déchiquetés. Et le vendeur de mensonges de ponctuer son mea culpa par un beau poème : «Voilà que le soir se referme sans rien connaître de ce monde qui en moi doucement dort avec parfum de lueurs sauvages. Une pierre engloutit des rumeurs d'auberge triste. C'est la chambre où j'habite.» Quel destin pour un homme qui a senti ce que le pouvoir pouvait faire subir aux rêves des autres. Il le dit volontiers et sans détours : “Quand on est en haut, on ne voit pas ceux d'en bas. On ne risque même pas un regard dans cette direction. On fixe des points toujours plus haut. On finit par avoir le vertige si on n'a pas l'estomac bien calé. Et souvent on tombe de tout son poids”. L'or et l'argile se valent pour cet adepte du tout politique qui a pensé que les hommes pourraient un jour offrir leur propre sang pour donner vie à un paysage surgissant. Un paysage où l'humain est l'unique credo. Mais, foutaises, lui-même ne pouvait paraphraser ses dires sans en ressentir une profonde amertume. Ce qui est dur est de se savoir menteur et de se donner le courage de se croire dans l'inanité de sa propre véracité. Exercice tortueux qu'apparemment tous les praticiens de la politique connaissent pour s'y être frottés de très près. Certains ont la carapace rêche et ils survivent. D'autres se laissent pénétrer par l'illusion. Ceux-là touchent la fange. Pour mon ami, offrir son propre sang est la règle à suivre. Si cette limite n'est pas franchie, le politique n'existera pas, nous n'aurons qu'un fabulateur. Savoir se donner aux choses et aux êtres fait que l'homme politique peut agir sur le cours de la vie. Tout acte qui n'est pas chronique de l'âme ; et rien de plus, n'est que forme dénuée de sens. Cela, il dit l'avoir toujours su en bon tacticien qu'il était. Et c'est dans le discours que l'on ressent le vrai du faux, en politique. L'art de faire illusion comme le prestidigitateur. Cela aussi il le savait. Dans le temps. Car le mot est une figure du destin qui se révèle comme une forme de confession, que confirment la sincérité et l'authenticité de la personne qui le dit. Dans ce sens, ce qui vient des tripes n'a pas à se chercher de forme. Il est la vérité. Mon ami d'un soir a manqué de sens et de forme, malgré tout son courage et tous ses mérites. Mais ceci, il ne le confesse pas. Vanité. Alors au bout de sa retraite anticipée, il a cherché d'autres voies de salut -en concomitance avec le scotch- pour toucher du doigt la clarté. En me servant son long chapelet, mâtiné de longs trémolos sur la perte du clair, je lui dis tout de go ce que j'en pense en empruntant mon verbe à une vieille connaissance dont il ne se doutait même pas de l'existence : “Elle demeura non perdue, oui, malgré tout. Mais elle devait à présent traverser ses propres absences de réponse, traverser un terrible mutisme, traverser les mille ténèbres de paroles porteuses de mort. Elle les traversa et ne céda aucun mot à ce qui arriva ; mais cela même qui arrivait, elle le traversa. Le traversa et put revenir un jour, enrichie, de tout cela. Oui, la clarté.” Le temps passe sans remous. Juste deux hommes aux destins différents qui confessent avec plus ou moins de justesse leurs travers. Moi, je sais que je cache tant et c'est mon boulet. Je le lui dis. Lui dit ne rien cacher et il sait qu'il ment. Puis, comme une guillotine, cette phrase qui a dû le marquer pour qu'il la sorte avec autant de vigueur et de rage : « La maladie ne s'intéresse pas à ceux qui ont envie de mourir. » Je le soupçonne de fanfaronner. Cet homme n'a pas les tripes de se donner la mort. C'est certainement la dernière chose à laquelle il songe réellement. Mais, là, je le comprends, il a envie de se donner de la consistance ; la mort et son envie font toujours leur effet. C'est parfois l'échec qui est le meilleur gage de succès et souvent un retard s'avère plus utile qu'un progrès. Je lui rétorque non sans suffisance que nous sommes rarement en mesure de nous rendre compte à quel point le négatif sert à produire le positif, à quel point le mal engendre le bien. Il se tait et vide son verre d'un seul trait. Il glisse quelques notes sur un air de Duke Ellington et joue de ses doigts poilus. Pour ma part, j'avais l'esprit pris en récitation silencieuse d'un poème de Rimbaud : “À vendre les Corps sans prix, hors de toute race, de tout monde, de tout sexe, de toute descendance ! Les richesses jaillissant à chaque démarche ! Solde de diamants sans contrôle ! À vendre les applications de calcul et les sauts d'harmonie inouïs. Les trouvailles et les termes non soupçonnés, possession immédiate. À vendre les Corps, les voix, l'immense opulence inquestionnable, ce qu'on ne vendra jamais”. Duke cède la place à Ella, et mon ami joue des doigts. Il sort de son imagination pour déclarer comme devant un oratoire qu'il était naïf d'avoir cru. Et ceux qui avaient aussi cru en lui, qu'étaient-ils ? Dupes, crédules, sots, humains… Et comme la vague du coeur ne s'élèverait pas si magnifiquement en écume et ne deviendrait esprit si le vieux rocher du destin ne lui barrait la route, je lui glisse avec beaucoup de douceur- au fond je l'aime bien ce type- que celui qui, vivant, ne vient pas à bout de la vie, a besoin d'une main pour écarter un peu le désespoir que lui cause son destin -il n'y arrive que très imparfaitement-, mais de l'autre main, il peut écrire ce qu'il voit sous les décombres, car il voit autrement et plus de choses que les autres, n'est-il pas mort de son vivant, n'est-il pas l'authentique survivant ? Ce qui suppose toutefois qu'il n'a pas besoin de ses deux mains et de plus de choses qu'il n'en possède pour lutter contre le désespoir. Mais cet homme qui se délecte de sa morosité passagère savait-il de quel prix on paye le luxe du désespoir ? Je ne peux pas me prononcer à la place d'un homme qui pense au crime par un soir d'hiver en écoutant un magnifique solo de Coltrane. Il voudrait se confesser plus avant, mais il n'ose ouvrir cette porte fermée à triple tour et dont la clé s'est égarée depuis très longtemps. Pour mon compte, je dis que le jour où le crime se pare des dépouilles de l'innocence, par un curieux renversement qui est propre à notre temps, c'est l'innocence qui est sommée de fournir ses justificatifs.