Abel Jafri, 38 ans, musulman d'origine touarégue, est le seul acteur français du film "La Passion" de Mel Gibson. Il joue le rôle du chef des gardiens du Temple. Nous l'avons rencontré à Marrakech à l'occasion du Festival international du film. La Gazette du Maroc : comment avez-vous joint l'équipe de “ La Passion ” et quels ont été vos rapports avec Mel Gibson ? Abel Jafri : Lors d'un festival de cinéma à Genève, une directrice de casting américaine m'a demandé de lui envoyer une photo et un curriculum vitae. Un an plus tard, elle m'a téléphoné, m'annonçant que Mel Gibson voulait me rencontrer pour son prochain film. Je suis allé à Rome pour faire des essais, Gibson ayant souhaité que le casting de “ La Passion ” soit vraiment international. Sollicité par des stars du cinéma, il a préféré des acteurs venant d'autres univers, en particulier du théâtre, ce qui est mon cas. Lors de mes premiers contacts avec le réalisateur, nous avons surtout parlé du désert, car il est fasciné par ma région d'origine, l'Algérie. Je suis d'une famille de onze personnes, il a sept enfants, cela aussi nous a rapprochés. Nous avons maintenant le projet d'aller ensemble dans le village de mon père, à Alouef-oasis, et sur les pas du Père Charles de Foucauld, à Tamanrasset et à l'Assekrem. Cet homme de Dieu revient dans l'actualité, et d'ailleurs le metteur en scène Yves Boisset m'a contacté pour un film sur sa vie au désert. Vous vous êtes entendu avec Mel Gibson ? On s'est très bien entendus. Il était très intrigué par le désert, il veut venir voir l'oasis saharienne d'où mon père est originaire. C'est quelqu'un de curieux, d'ouvert, qui a envie d'aider les autres ; il avait envie de travailler avec des acteurs qui aient des parcours divers. Pourtant il y avait beaucoup de stars qui voulaient à tout prix être dans le film, même pour des petits rôles. Il est arrivait qu'il m'invite le dimanche à déjeuner avec sa femme et ses enfants. J'ai vu un père de famille, pas du tout ce qu'on dit aujourd'hui dans la presse ; j'ai vu simplement un croyant qui veut faire du cinéma tout en pratiquant sa foi, et je trouve qu'on devrait respecter ça. Le film a été tourné en araméen, et en latin. Comment vous y êtes-vous préparé? Après les essais et la distribution des rôles, je suis retourné à Rome pour travailler en amont sur la phonétique en araméen, avec des spécialistes de cette langue. Nous avons répété pendant des mois, puis nous avons fait une grande lecture commune, avec les acteurs venant de tous les pays, afin de nous ajuster les uns aux autres. Mel Gibson a voulu ensuite que nous soyons très vrais et spontanés dans notre jeu, capables d'improvisation, parfois au milieu de 800 figurants qui représentaient la foule hurlante et déchaînée. Quel rôle avez-vous joué dans “ La Passion” ? Je suis le chef des gardiens du temple qui mène la troupe chargée d'arrêter le Christ, pour le faire condamner après la trahison de Judas. Je crache sur Jésus, je le maltraite. Ce qui m'a touché beaucoup, c'est la souffrance physique et morale subie par cet homme innocent. Comme un ouragan, une violence aveugle et imbécile s'est abattue sur lui. Aujourd'hui encore, les gens se laissent entraîner dans des jugements hâtifs, sans réfléchir, sans conscience, manipulés par des groupes de pression qui défendent leurs petits intérêts. La problématique actuelle se résume en une question : pourquoi tant de haine ? Pourquoi l'amour n'est il pas aimé ? Dans nos sociétés modernes, évoluées, on dirait que les réactions sont les mêmes qu'il y a 2000 ans. Le message du film nous ramène à l'actualité, directement. Comment avez-vous vécu cette expérience artistique ? Le tournage était difficile, il y a eu des soucis de météo, mais nous étions tous dans l'histoire de Jésus, extraordinairement, comme des témoins de l'évènement. La violence du film est un miroir de la violence qui habite le cœur de l'homme. Cette méchanceté, ce mystère du mal, nous en sommes tous un peu complices, et si nous en prenons conscience il n'est jamais trop tard pour inverser la vapeur, pour aimer. Seule une force d'amour peut triompher de l'absurde. Nous pouvons être solidaires dans le bien, décider que la lumière brille dans les ténèbres, par nos actes quotidiens. Qu'est-ce qui vous a surtout marqué au cours du tournage ? Nous étions coupés du monde, centrés sur l'histoire qui nous rassemblait, travaillant dix-huit heures par jour. Mel Gibson me demandait d'être souvent près de lui, il me faisait confiance. Le dimanche, il m'arrivait de déjeuner avec lui et sa famille, c'était un privilège. Il avait scolarisé pour l'année ses enfants en Italie, à l'école américaine. C'est sa personne qui m'a marqué, sa bonté foncière, son respect des gens. Il met vraiment sa foi en pratique. Ce n'est pas un intégriste et un fanatique, comme certains le prétendent, c'est un être plein de douceur, audacieux, qui vit ses convictions sans se laisser intimider par des considérations mondaines. À votre avis, pourquoi Judas a-t-il trahi, et qu'est-ce que cette trahison vous inspire ? L'argent, la lâcheté polluent toujours la vie humaine. Aujourd'hui, les puissances d'argent sacrifient notre planète et l'humanité, il est temps de mesurer l'ampleur des dégâts, et de nous serrer les coudes pour que cela change. La tendresse de Jésus ouvre une route d'avenir, une résurrection est encore possible si collectivement nous faisons preuve de courage et d'attention aux autres. Quel est le message de Jésus selon cette version de “ La Passion” ? La violence de ce film a un sens, elle fait réfléchir, contrairement à la violence idiote qui déferle sur les écrans à longueur de journée. Et comment ne pas retenir la phrase prononcée par Jésus sur la Croix, quand il dit à Dieu : «Pardonne-leur». Il nous offre dans ces quelques mots la clé du bonheur et de la paix. Tout est dit dans ce pardon. Que retiendrez-vous de ce film ? J'ai vécu ce tournage comme une grande expérience spirituelle. J'aimerais que le public français comprenne que c'est un film sur la paix et l'amour, qu'on soit croyant ou non. Les films précédents montraient Jésus comme une icône, tandis que là, on a montré la douleur de l'homme, et comment, nous, avec notre stupidité, notre manque de réflexion, notre manière d'avoir honte de l'amour, on en arrive à juger et à condamner sans prendre le temps de poser les choses; c'est le monde dans lequel on est aujourd'hui, où les gens réagissent en fonction des médias. Deux mille ans après, on est encore dans cette violence-là : tout part d'une rumeur que les gens continuent à colporter sans savoir qui est qui, et on en arrive à tuer un homme.