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Abdallah Ibrahim, l'adieu d'un juste
Publié dans La Gazette du Maroc le 25 - 07 - 2005


Portrait
Au terme d'une longue vie marquée par la fidélité à des valeurs intransigeantes, Abdallah Ibrahim aura incarné une conscience qui se voulait lucide et moralement exigeante. A travers son parcours, tout un pan de l'histoire contemporaine du pays s'éclaire de façon singulière.
Il avait dit adieu à toute forme de leadership politique dès le début des années 70, refusant les divisions de la gauche aussi bien que les compromissions douteuses où nombre de ses amis se fourvoyaient. Prenant une distance vouée à la réflexion et à l'enseignement vécus comme sacerdoce, il est devenu, sans y prétendre et sans pose aucune, une authentique conscience de son pays et de son époque.
Homme de conviction, il avait toujours choisi "la voie avant les compagnons". On a répété qu'il était amer et déçu, alors qu'il était surtout intransigeant et lucide. Ne pouvant la poursuivre dans le marais de la politique, il a continué sa lutte sur le plan des idées, de la recherche et de la formation de générations d'étudiants.
C'est par fidélité à ses exigences qu'il a assumé aussi bien ses engagements que ses ruptures. Très jeune il avait milité pour l'indépendance, participant à la fondation du parti de l'Istiqlal, subissant à plusieurs reprises la répression et les prisons coloniales. Très tôt aussi il incarna avec Mehdi Ben Barka, Abderrahim Bouabid, Abderrahmane Youssoufi une sensibilité de gauche au sein de l'Istiqlal. Il fut ainsi l'un des promoteurs les plus convaincus de l'action syndicale.
Alors que l'Istiqlal avait eu jusqu'à la fin des années 40 une attitude méfiante vis-à-vis du mouvement syndical, alors dominé par les communistes, il avait travaillé à intégrer la dimension syndicale et ouvrière au mouvement national.
C'est lui qui découvrit Mahjoub Ben Seddik, jeune cheminot bouillonnant, et qui l'a épaulé dans son ascension à la tête de l'UMT naissante.
Il fut ainsi tout naturellement l'un des partisans les plus convaincus de la création de l'UNFP en 1959 sur fond d'âpres luttes dont l'enjeu portait à la fois sur le partage du pouvoir avec la monarchie et sur l'orientation économique et sociale du régime.
Symbole et témoin
Cependant il ne put se résoudre une décennie plus tard aux divisions de la gauche elle-même et après la formation de l'USFP, il a choisi de prendre du recul et de ne pas donner son aval à des affrontements internes, signes pour lui d'un échec de l'idée qu'il se faisait de la gauche.
L'UNFP dont il avait maintenu le sigle plutôt que la substance n'était plus que le symbole, le témoin de cette idée. Ne pouvant agir, il avait tout au moins persisté à exprimer son refus des "mauvais compromis" de l'USFP et des "compromissions" de l'UMT.
La chose était très peu commune car ce sigle ne visait nulle ambition ni nul marchandage politique. Au contraire, lorsque Maati Bouabid fut nommé premier ministre, l'UNFP de Abdallah Ibrahim prononça son exclusion par un communiqué éloquent.
Il est vrai que pour celui qui fut le chef d'un gouvernement marqué à gauche, un tel déni des principes était insupportable. Cette expérience du pouvoir de décembre 1958 à mai 1960 fut pour lui extrêmement marquante. Il avait dû se plier à des compromis et des contraintes souvent pénibles avec le Palais où le jeune prince héritier Moulay Hassan s'opposait à l'orientation socialisante du tandem Ibrahim et Bouabid, y voyant une menace pour la monarchie. Des mesures énergiques ont certes pu être adoptées en matière d'indépendance monétaire vis-à-vis de la France et pour la création d'organismes économiques et financiers nationaux (plans, banques nationales, secteurs nationalisés). Sur le plan social, des acquis essentiels ont été atteints avec la législation du travail, les conventions collectives, la création de la CNSS.
Cependant c'est sous le gouvernement Ibrahim que des mesures de répression contre ses propres partisans ont été inspirées par les "durs" du pouvoir ainsi que l'interdiction du parti communiste, mesures que Ibrahim avait du avaler comme des couleuvres visant à le miner.
La décision d'Ibrahim de chasser de la police marocaine les 300 policiers français qui y exerçaient encore fut le point culminant des contradictions avec le pouvoir qui mit fin au gouvernement de gauche. Alors qu'il misait sur la confiance de Mohamed V, Abdallah Ibrahim fut confronté au rôle de plus en plus prépondérant du prince Moulay Hassan et de là naquit une méfiance et une animosité qui devait persister tout le long du règne de Hassan II.
Exigence des valeurs
Après son éviction, deux jours avant les élections communales du 30 mai 1960, Abdallah Ibrahim a clamé haut ses convictions : "il faut choisir entre la démocratie et le fascisme… nous ne voulons pas changer de seigneurs mais nous voulons un pays où tous les citoyens seront égaux. Ceux qui parlent d'instaurer un régime de dictature se trompent lourdement. La démocratie se prouve par son exercice même."
Longtemps après, Abdallah Ibrahim a mis en cause les égoïsmes, les convoitises et les attitudes sans principes, qui ont fait le lit de la dictature et ont maintenu le pays dans l'impasse. Il a évoqué "les rendez-vous manqués avec l'histoire". Lui qui avait refusé de bénéficier d'une liste civile proposée par le pouvoir et qui vécut modestement avait peu d'illusions sur les motivations des "fossoyeurs" d'idéaux.
Dans ses ouvrages à la lucidité frémissante, sa réflexion a porté sur les causes profondes de cette histoire manquée (notamment "Résistance dans la tempête", considéré comme un classique).
Très sensible au devenir de la société marocaine, Abdallah Ibrahim a apporté une précieuse contribution à l'étude de la dimension religieuse de son histoire passée et contemporaine. Sa formation en sciences religieuses acquise à l'université Ben Youssef à Marrakech, couplée à une ouverture sur l'histoire, les sciences sociales et l'esprit critique confère à ses analyses une pertinence audacieuse.
D'où ses mises en garde contre "l'utilisation du Coran pour justifier certaines situations sociales, économiques et politiques injustifiables". Il démontre qu'il faut dissocier l'Islam de ses diverses expressions politiques et culturelles à travers l'histoire. Celles-ci sont relatives et déterminées par leur temps alors que le sacré est intemporel. Le sociologue Mohamed Tozy parle à propos d'Ibrahim de "ouléma défroqué" car il a miné les conceptions traditionalistes par l'apport d'une pensée critique, au point d'aller encore plus loin que Hassan al Wazzani ou Abed al Jabri "en ne faisant jouer aucun rôle autre qu'identitaire à l'islam".
Ferme dans ses convictions et dans son souci d'une éthique sans faille, Abdallah Ibrahim en est venu à personnifier cette figure du juste qui , par sa seule existence, sans chercher ni honneurs ni visibilité, constituait un rappel constant des valeurs. L'adieu à l'homme arrivé au terme de sa vie, fait, par contraste avec l'époque, encore davantage vibrer cette exigence.


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