Débat Au moment où l'ONU constate une amélioration du climat régional et veut encourager davantage la recherche d'une " solution politique juste " à la question du Sahara, l'évolution des relations maroco-algériennes est plus que jamais centrale et décisive. Un débat organisé à Rabat, vendredi dernier, met en relief les données du blocage hérité de 40 ans de mésententes et de rivalités et préfigure la perspective d'un Maghreb redéfini sur de nouvelles priorités. La prorogation par le Conseil de sécurité pour une nouvelle durée de 6 mois du mandat de la Minurso se veut plus que jamais un signe d'encouragement. Elle prend acte de la relative amélioration du climat politique entre le Maroc et l'Algérie depuis la rencontre à Alger de leurs chefs d'Etat et la décision d'Alger de supprimer, à son tour, les visas d'entrée pour les Marocains. La résolution 1598 adoptée le 28 avril réaffirme la volonté de l'ONU " d'aider les parties à parvenir à une solution politique juste ". Dans son dernier rapport, Kofi Annan, le secrétaire général de l'ONU, ne fait plus aucune allusion au plan Baker et prend davantage en compte la nécessité d'aboutir à "une solution politique juste, durable et acceptable par toutes les parties". Si rien n'indique, pour Kofi Annan, que le cessez-le-feu puisse être violé ni que " les dirigeants de l'une ou l'autre partie aient l'intention d'engager des hostilités ", il n'en reste pas moins que l'impasse demeure sur la question fondamentale. Le Polisario a, une nouvelle fois, réagi négativement et exprimé son refus de voir l'ONU renoncer au plan Baker. Cependant la situation est bien moins tendue qu'il y a 6 mois lorsque Kofi Annan se disait " inquiet face à l'escalade des diatribes émanant des parties et de la région ". C'est ainsi que les signes allant vers plus de détente sont soulignés, notamment " les mesures de confiance " permettant les contacts entre les familles et les visites de regroupement familial au Sahara. Le Polisario est instamment convié à libérer tous les prisonniers marocains restants et à coopérer avec le CICR pour régler le sort des personnes portées disparues. Le dépassement du blocage aggravé par la dernière version du plan Baker constitue ainsi une nouvelle donne. Il devient plus évident pour tous que la solution définitive passera par une entente entre le Maroc, l'Algérie et le Polisario. La perspective proposée par le Maroc d'une large autonomie dans le cadre de la souveraineté nationale apparaît, de plus en plus, comme la seule réaliste et viable. Sans doute devra-t-elle encore être précisée et mieux négociée, mais elle se dégage comme solution optimale, hors de laquelle le statu quo serait insurmontable. La question de l'évolution des relations entre le Maroc et l'Algérie apparaît de ce fait comme plus centrale que jamais. Le conflit du Sahara n'a jamais été que la " cristallisation " des mésententes et rivalités entre les deux pays maghrébins voisins tout au long d'une histoire chargée de vicissitudes. Débat d'actualité Le débat organisé ce vendredi 29 avril par l'école HEM à Rabat sur cette problématique maroco-algérienne est on ne peut plus d'actualité. Situé d'emblée dans une sorte de recherche du Maghreb perdu, il a été ressenti et salué comme une initiative rare qui devrait faire exemple et susciter des rencontres inter-maghrébines plus fréquentes entre universitaires et membres des sociétés civiles. Sur le thème à la formulation quelque peu triturée, " Maroc-Algérie : histoire forcée, destin croisé ", les intervenants ont abordé les points névralgiques demeurés à la source des mésententes entre les deux pays et donc du conflit du Sahara. Les 40 dernières années ont vu s'exacerber les fermetures et les ignorances mutuelles, les nouvelles générations ayant grandi dans cette séparation prolongée et nourrie surtout de préjugés et de propagandes adverses. Benjamin Stora, historien et sociologue du Maghreb contemporain, a rappelé le drame de la rupture intervenue dans la mémoire maghrébine. Des dates fondatrices du nationalisme maghrébin ont été occultées : 1926, fondation de l'Etoile nord-africaine à Paris réclamant " l'indépendance de l'Afrique du nord " ; 1948, formation du Comité de libération maghrébin au Caire avec Abdelkrim Khattabi; 1958, conférence maghrébine de Tanger. Autant de moments effacés de la mémoire comme le fut aussi la célébration en Algérie du 20 août, date de la déposition de Mohamed V. Une écriture commune de l'histoire maghrébine du XXe siècle s'avère ainsi une nécessité pour sortir des confinements dans les clivages actuels. Certes on ne peut plus revenir seulement au mythe d'un Maghreb idéalisé, ne faisant référence qu'aux fondements communs, comme l'a rappelé Mohamed Benyahya, parlementaire marocain. La communauté linguistique, religieuse, culturelle, ethnique, la longue histoire commune ne peuvent plus être abordés dans une optique nationaliste unitaire. Les réalités étatiques, politiques et sociales cumulées après les indépendances ne peuvent être occultées. Pour recréer une perspective maghrébine et assumer à nouveau tout l'héritage historique commun, il faut tout d'abord soumettre les nationalismes étatiques au crible d'une critique rigoureuse et sans complaisance. C'est à ce travail, vital et urgent, qu'appelle Addi Lahouari, sociologue algérien, pour qui la critique doit viser à la fois les élites politiques et les sociétés néo-traditionnelles. Le bilan globalement négatif des élites qui ont gouverné les pays du Maghreb est celui de systèmes politiques auto-légitimés par le nationalisme exacerbé. Ceci aboutit à des hégémonies internes empêchant l'expression et l'évolution démocratiques des sociétés, composites par nature. Or les nationalismes ont montré leurs limites, ils ont rendu impossible la modernisation. Il est temps, souligne Addi Lahouari de rappeler que le nationalisme n'est pas une valeur sacrée intemporelle, mais d'abord une idéologie qui fut importée d'Europe et qui a dégénéré souvent en chauvinisme, lequel n'est pas le patriotisme ou l'attachement aux origines. Nationalismes exacerbés Ce nationalisme a été exacerbé par les Etats et systèmes politiques pour leur propre justification. D'où les errances qu'il a pu engendrer. Lahouari souligne que le seul remède à ce nationalisme est l'exercice de la démocratie permettant l'expression de la diversité des sociétés et un équilibre de pouvoirs ayant une légitimité populaire plus librement consentie. La question du Sahara a été ainsi surdéterminée par les nationalismes. Lahouari relève les " surenchères " qui ont pu se produire sur ce plan au Maroc entre le Palais et les partis politiques. En Algérie, indique-t-il, le Sahara est devenu un enjeu dans les rivalités entre généraux au sommet du pouvoir : " ceux qui apparaissent comme tièdes sur cette question sont considérés presque comme traîtres par les autres ". Ce qui ne va pas sans incohérences et cercles vicieux. Aussi pour Lahouari, l'issue ne peut être envisagée qu'avec une remise en cause du nationalisme à outrance et une plus grande démocratisation des sociétés. Avec comme préalable, l'ouverture de la frontière terrestre entre le Maroc et l'Algérie et une activation des liens et des échanges entre les deux sociétés. Evoquant la situation actuelle du différend sur le Sahara, Khadija Mohsen, politologue tunisienne, auteur d'un ouvrage sur cette question, souligne la nécessité de replacer celle-ci dans un contexte régional. Le blocage bilatéral maroco-algérien ne pourrait être dépassé que dans cette perspective plus large. Ceci au moment où les réalités du monde changent très vite et très en profondeur. Les bouleversements à l'échelle mondiale, notamment depuis le funeste 11 septembre 2001, font que le Maghreb est de plus en plus confiné dans la marginalité. L'aspiration à l'unité maghrébine est battue en brèche, elle ne correspond plus aux attentes des générations nouvelles. On ambitionne davantage la promotion d'un espace maghrébin, avec libre circulation et libres échanges sur tous les plans. Or ceci est entravé par la survivance des anciens clivages étatiques. Le conflit du Sahara " cristallise " les différences et les rivalités des nationalismes. Comment trouver alors une issue à ces blocages ossifiés ? Khadija Mohsen passe en revue les trois cas de figure possibles : le maintien du statu quo qui est possible mais sans perspective, l'indépendance du Sahara qui est une hypothèse impossible à concevoir et enfin, l'autonomie dans le cadre de la souveraineté marocaine. Seulement, cette autonomie reste à définir avec ses contours institutionnels et ses implications politiques, humaines, régionales tant au Sahara que dans les autres régions du Maroc. La prise en compte des " spécificités " du Sahara peut-elle avoir des conséquences négatives pour le Maroc et la monarchie? Khadija Mohsen écarte cette hypothèse et estime qu'une forme de fédéralisme prenant en compte les particularités ethno-culturelles est tout à fait possible et viable. Autonomie et dynamique nouvelle Le centre de gravité du débat organisé par HEM s'est situé, irrésistiblement, autour de la redéfinition du lien à instituer entre pays et sociétés du Maghreb. C'est ainsi que la question du Sahara ne peut plus être isolée de cette dynamique à créer. C'est un processus qui ne peut plus laisser face à face seulement les Etats. Il devra impliquer davantage les forces politiques et les sociétés civiles du Maroc et d'Algérie. Ce qui ne signifie pas que la voie soit toute tracée ou que les atavismes et résistances récurrents puissent être surmontés facilement. C'est un fait qu'une meilleure connaissance mutuelle et un débat plus nourri entre les composantes des deux sociétés et dans leurs médias respectifs aideraient à mieux faire comprendre aussi la différence de signification, historique et culturelle, du Sahara dans les deux pays. Même si on doit tenir compte des préjugés entretenus par les nationalismes rivaux, on ne peut seulement renvoyer dos-à-dos l'Algérie et le Maroc. Il n'y a pas symétrie des données et des motivations, surtout au niveau des deux peuples, sur cette question. Si la rivalité des nationalismes s'est greffée sur celle-ci, il n'en reste pas moins que le Maroc ne peut être amputé de sa dimension saharienne pas plus que l'Algérie de la sienne. Les raisons idéologiques du régime institué par Boumédiène avec l'air du temps et les clivages internationaux de l'époque doivent être soldées. Le Maroc de Mohamed VI qui a remis en cause les rigidités du régime traditionaliste autoritaire est désormais plus en mesure de s'ouvrir à une dynamique nouvelle, y compris sur le plan maghrébin. Il ne cesse de réaffirmer sa disposition à la négociation et au dialogue avec ses voisins algériens, voire avec leurs protégés du Polisario. La réflexion sur l'autonomie du Sahara peut de ce fait être davantage approfondie. Faut-il rappeler ici, comme le fait Abdallah Laroui dans son dernier livre " le Maroc et Hassan II " que " Abderrahim Bouabid avait été le premier, en 1976, à parler d'autonomie pour les provinces sahariennes au grand scandale des dirigeants intransigeants de l'Istiqlal ". Son attitude critique sur la question du référendum lui valut en 1981 d'être arrêté puis mis en résidence surveillée, mais elle était cohérente avec sa vision de l'autonomie couplée à la souveraineté. Il s'agit ainsi d'une prédisposition du côté marocain qui s'affirme aujourd'hui plus nettement. Quel avenir ce débat laisse-t-il entrevoir ou tout au moins souhaiter? D'une part une évolution vers plus de détente entre l'Algérie et le Maroc, une possible réouverture de la frontière et une impulsion des contacts et échanges entre les deux sociétés et les deux économies. Le développement d'un nouveau contexte, sans crispations et crises cycliques, permettra de sortir des perceptions étroites et unilatérales. L'évolution des sociétés vers plus de démocratie et de prise en charge des nouvelles réalités et aspirations (identitaires, culturelles, régionales, sociales) contribuera aussi à dépasser les anciens clivages entre Etats. Le rééquilibrage des rapports entre Etats et sociétés sera-t-il la condition et l'horizon de la solution de la question du Sahara via l'autonomie et plus de démocratie ? Au-delà des seuls vœux pieux, de tels débats contribuent à imaginer une sortie plausible d'un si long tunnel.